Pitié les skins ! D’abord, il n’y en a presque plus, ils devraient être classés comme espèce protégée par Greenpeace. En plus c’est des gentils, un peu bourrus certes, mais gentils. Je peux en causer, j’en ai connu plein. Alors, bien sûr, il y a Batskin, le méchant skin fasciste homologué, qui est ressorti du congélateur pour animer une assez belle manif de nazis le 6 mai dernier, mais quand même… Nous laisserons ici les spéculations sur les raisons de ce relatif succès – 700 crânes rasés et autres gudards dans les rues, pour nous concentrer sur l’essentiel : les skins ne ressemblent pas à la caricature qui en est ressassée.
On oublie un peu vite qu ils sont les dépositaires d’une sous-culture qui a plus de quarante ans. Et il faut respecter les vieux. Sans les skins, pas de magasin Doc Martens aux Halles ni de boutique Fred Perry rue des Rosiers. Sans les skins, pas de coupe à la tondeuse chez votre coiffeur et pas le moindre 501 disponible en rayon. Et puis soyons sérieux : à quoi ressembleraient les supporters du PSG s’ils avaient des baggys et les cheveux aux fesses?
Cette histoire de longueur de cheveux est primordiale pour des gens qui se désignent eux-mêmes par le fait qu’on est supposé apercevoir la peau de leur crâne. Et, comme nous l’allons montrer, ce problème de pilosité renvoie à des questions de classe.
Une brève histoire des skinheads
Pour restituer l’histoire dans son contexte, précisons tout de suite que les skinheads ne sont pas tombés du ciel : ils se situent dans la mouvance et la prolongation du mouvement Mod. Au début des années 60, on désignait sous ce diminutif les «modernists», élite branchée qui préférait les costards français au cuir noir, les scooters rutilants aux Triumphs graisseuses et se gavait d’amphétamines pour danser jusqu’à l’aube au son des hits Tamla Motown. Vers 1964-65 les Mods étaient devenus un mouvement de masse, rassemblant des dizaines de milliers de jeunes qui allaient se fritter avec les rockers pendant les vacances d’été, sur la plage de Brighton. Je n’en dis pas plus : le film Quadrophenia, d’après l’opéra-rock éponyme des Who, raconte parfaitement l’histoire. Il montre aussi l’épuisement d’un mouvement coincé dans ses propres contradictions, au moment où ceux qui allaient devenir les hippies se cherchaient une autre voie, socialement et culturellement plus motivante que les histoires de bandes.
Les Mods se sont donc laissés pousser les cheveux et, à l’image des groupes phares issus du mouvement (Who, Small Faces, Kinks…) ont exploré d’autres horizons, se diluant dans la génération Woodstock. Mais les grands changements créent toujours des frustrés. Certains ont visiblement trouvé la transition un peu trop brutale et les campus universitaires de 1968 peu attractifs pour des jeunes ouvriers moyens. Des poches de « hard Mods » se sont donc maintenues dans les quartiers prolétaires des villes de province. Les cheveux demeuraient relativement courts et le look étriqué, mais en y introduisant des éléments faisant référence à la tradition vestimentaire ouvrière pour se démarquer au maximum des petits-bourgeois : godillots (Dr Martens), vestes de dockers à épaules renforcées, vêtements de sport.
Vivant dans les quartiers populaires et déjà adeptes de la soul music, ceux qui allaient devenir les skinheads ont adopté les rythmes jamaïcains de l’époque : ska, rocksteady (ancêtres du reggae) et se mêler aux jeunes antillais fantasmant sur les « rude boys », les gangsters jamaïcains. Costards noirs, chapeaux plats «porkpie», les skinheads et les rude boys s’habillaient pareil, écoutaient la même musique et se retrouvaient dans les mêmes discothèques voire les mêmes bandes.
Certains chanteurs et groupes d’origine jamaïcaine – noirs faut-il le préciser ? – se sont même spécialisés dans la musique à destination des skins : Laurel Aitken, Symarip. Ces derniers ont d’ailleurs laissé deux classiques incontournables aux titres explicites, « Skinhead Girl » et « Skinhead Moonstomp ».
Années 70 : Rentre dedans et rage sociale
Au tournant des années 1970, les skinheads évoluèrent et des sous-courants apparurent: Bootboys (associés aux gangs et au hooliganisme), Suedeheads (aux cheveux mi-longs et branchés costumes chics), Smoothies (cheveux aux épaules). Toujours aussi réfractaire à la «musique pop» et au rock « progressif », la jeunesse ouvrière du nord de l’Angleterre s’accrochait aux débris de la soul façon Tamla (mouvement Northern Soul) tandis que nombre de skins succombaient au charme du glitter. Un fameux groupe de postskinheads symbolise cette évolution : Slade.
Un peu en retrait au moment des débuts « arty » du punk (1976-77), les skinheads vont finir par se reconnaître dans son style rentre-dedans et ses textes sociaux. D’autant que l’idée est toujours la même : en finir avec les fastes ringards du showbiz et la récupération dont a été l’objet le mouvement hippie et ses suites. Mieux, la dégringolade du punk va renforcer considérablement la mouvance skinhead qui opère son grand retour. On voit alors apparaître toute une génération de groupes skins ou à public quasi exclusivement skin : UK Subs, Sham 69, Cockney Rejects, Angelic Upstarts… En 1980 le journaliste Gary Bushell de l’hebdomadaire musical Sounds nomme cette scène Oï, en référence aux borborygmes du chanteur des Cockney Rejects.
Le glissement à l’extrême droite et …à l’extrême gauche
C’est à peu près à ce moment que la crise économique, combinée au recul du mouvement ouvrier organisé, allait laisser le champ libre à une extrême droite virulente, en particulier le National Front. Ces convulsions nationalistes (toujours latentes en Grande Bretagne aujourd’hui) n’épargnèrent naturellement pas la base « working class » du mouvement skin qui dégagea pour la première fois une aile clairement marquée à droite politiquement. Mais une aile significative du mouvement s’engagea dans l’initiative Rock Against Racism, qui culmina en 1978 avec un concert de 80 000 personnes avec Clash mais aussi Sham 69 en vedette.
En 1979, le groupe de Coventry The Specials lance un revival ska, dans une version musclée par l’après punk. C’est un succès foudroyant qui voit le groupe multiracial devenir n°1 en Grande Bretagne et s’engouffrer derrière lui des dizaines de groupes dont les plus connus demeurent Madness, The Beat, Bad Manners, The Selecter… C’est l’heure de gloire des skinheads et des rude boys, auxquels sont mêlés des centaines d’adeptes du Mod-revival déclenché par le succès du groupe The Jam.
Survie du rebelle prolo
Depuis, il faut avouer que les skinheads se survivent à eux-mêmes. La roue a tourné et les héros des scènes Oï ou Ska ont disparu depuis longtemps ou se sont laissé aller à leur tour à des digressions trop commerciales si ce n’est, à l’inverse, franchement prétentieuses. Depuis 1984-85 l’essentiel de l’attention médiatique va aux provocations des Boneheads nazis et à leurs supposées bagarres avec les Redskins… Mais tout ceci est bien loin de la musique bien qu’elle serve de prétexte aux rassemblements sporadiques des uns et des autres.
Le skin de base, ni coco ni trop facho, se languit. Le seul terrain qui lui reste c’est le terrain de foot. Mais là aussi, ça devient de plus en plus compliqué, principalement avec les bobbys. Tandis qu’une petite fraction s’accroche à la tradition du label ska / rock steady Trojan, la majorité des skins s’est fondue dans la mouvance Casual : les hooligans qui ne veulent pas se faire repérer par les sheriffs portent des fringues discrètes, même si souvent référencées : Lyle & Scott, Fred Perry, Henri Lloyd, Adidas etc.
Du coup, s’il n’y a (presque) plus de skinheads, l’esthétique skin n’a jamais eu autant de succès, touchant un public de plus en plus significatif. Allez, les skins ont donné de l’énergie et contribué à la Cause. A leur manière, ils incarnent une forme de résistance très « rock » à l’emprise des modes pré-fabriquées et au poids du show business. Ces rebelles prolos ne sont pas très présentables, mais la classe ouvrière ne l’est jamais tout à fait, non ?
Texte publié initialement sur le blog de Carnet Debord
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