Dans L’Administration de la peur, sa conversation avec Bertrand Richard, Paul Virilio médite les métamorphoses contemporaines de la peur. « Autrefois, la peur était un phénomène lié à des événements localisés, identifiables et circonscrits dans le temps. […] Aujourd’hui, c’est le monde lui-même […] qui nous étreint et nous “stresse” dans une sorte de claustrophobie : crises boursières contaminantes, terrorisme indifférencié, pandémie fulgurante, suicides “professionnels”. » À ses yeux, le monde de l’instantanéité et de la synchronisation planétaires donne lieu à une seconde angoisse « cosmique » après celle liée à la bombe atomique et à Hiroshima. Cela permet de comprendre, par exemple, pourquoi nous marchons si vite dans la rue. Notre catastrophe principale relève de la temporalité. Elle est celle du présent à jet continu, à flux tendu et à perte de vue. « La peur qui tend à s’emparer des foules provient de ce sentiment que quelque chose d’essentiel est en train de se perdre définitivement, qu’un rapport aux lieux et au réel est en train de s’évanouir. » Nous sommes tous les collabos de ce présent perpétuel, de cette atrophie du temps.
[access capability= »lire_inedits »]Paul Virilio insiste, livre après livre, sur la nécessité d’une pensée de la vitesse. À ses yeux, une politique sérieuse et conséquente ne pourrait naître qu’à placer la question de la vitesse en son centre. Et en renonçant à l’obsession de la « double idéologie sanitaire et sécuritaire ». « Au XXe siècle, nous avons découvert et utilisé l’instantanéité offerte par la vitesse absolue des ondes. […] Il me semble que nous sommes sortis aujourd’hui de l’accélération de l’histoire pour entrer dans la sphère de l’accélération du réel. […] La question de la vitesse et de sa violence (une violence non sanctionnée) a été purement et simplement étouffée [par] l’idéologie du progrès. […] Nos sociétés […] ne connaissent plus qu’un seul rythme, celui de l’accélération continue. Jusqu’au crash, et au krach systémique. »
Il faut du temps pour avoir confiance
Cet élève de Jankélévitch, héritier de Husserl et de Bergson, voit dans le krach économique de 2007-2008 une conséquence inéluctable du « Program Trading », l’interconnexion des bourses mondiales en temps réel opérée au début des années 1980 : « Millisecondes, picosecondes, femtosecondes, des milliardièmes de seconde, voilà désormais notre réalité devenue inhabitable. » Pour Paul Virilio, l’urgence capitale est de sortir du règne terrifiant de l’urgence.
Ce philosophe chrétien solidement étanche à la « moraline » récuse toute espèce d’apocalyptisme, mais note tout de même en passant : « Ainsi, les grands mythes bibliques vont-ils se voir réalisés et concentrés dans la première décennie du XXIe siècle. Babel, avec la chute des tours du World Trade Center ; le Déluge, avec la conjonction du tsunami de décembre 2004 et de Katrina en 2005 ; et puis l’Exode, aujourd’hui, avec la submersion probable des seuils côtiers. » Face à ce monstrueux sans reste, Virilio n’abdique pourtant pas l’espérance. « Les acteurs du monde de la finance n’ont plus confiance. […] Pour une raison qui est d’une simplicité biblique. Parce que la confiance ne saurait être de l’ordre de l’instantané. Elle doit se construire, se mériter, dans le temps. La confiance instantanée, la foi instantanée, cela ne marche pas. Il faut du temps pour avoir confiance, il faut du temps pour avoir la foi. Cela se construit : il y faut du tempo, du rythme. »
Amis, désertons le désert. Arrêtons-nous. Arrêtons-nous pour laisser à nouveau le temps couler dans nos veines et rendre toutes choses réelles. Réelles. Splendidement finies. Splendidement charnelles.
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