J’ai habité quelques années à Belleville. À l’époque, il y a déjà dix ans, l’ambiance cosmopolite du quartier me semblait plaisante. Dans un vif contraste avec la banlieue pavillonnaire et monochrome de mon enfance, ce quartier populaire de Paris me donnait le sentiment d’être en prise avec l’immense diversité des peuples du monde. Je fréquentais alors un vieux troquet parisien où j’aimais à imaginer que mon arrière-grand-mère avait travaillé. C’était une Auvergnate, du fin fond du Cantal, montée à Paris en même temps que ses treize frères et sœurs, qui tous ou presque tenaient un bistrot dans l’est de la capitale. Elle leur donnait toute la sainte journée des coups de main pour rien, pour la famille, derrière les innombrables zincs du quartier.
On croyait que la fraternité durerait toujours
À la fin du XXe siècle les bougnats avaient presque tous quitté depuis longtemps le coin pour les vastes espaces des mornes banlieues. Le bar que je fréquentais ne comptait des descendants de bougnats que parmi sa clientèle très cosmopolite et était à l’époque tenu par un Arabe antique et goguenard, toujours en bras de chemise et la clope aux lèvres, qui faisait semblant de prendre les bobos parisiens dans mon genre pour des titis parisiens dans son genre à lui. On fraternisait le temps d’un café ou d’une bière, et nous autres qui n’avions rien connu faisions semblant de croire que ça pouvait durer toujours. Lui, qui avait connu la colonisation et le FLN savait que la grande fraternisation aurait une fin, que c’était même plutôt une exception dans l’histoire des peuples. Il nous parlait des Chinois qui arrivaient en masse, rachetaient les cafés et les tabacs parisiens sans pouvoir aligner trois phrases de suite en français. On avait beau lui expliquer avec toute notre condescendance de blancs-becs ce qu’on croyait savoir, que ces Chinois-là, ils n’étaient pas vraiment comme les autres, qu’ils venaient de Wenzhou, une région spéciale en Chine, qu’ils aimaient la France, que certains étaient là depuis longtemps, plus longtemps que lui. N’empêche qu’il persistait dans son idée. Il trouvait ça pas trop bien ces étrangers qui ne parlaient pas la langue, qui venaient ici « juste pour le pognon », sans comprendre la culture de la Méditerranée, sans savoir que l’Europe c’était quelque chose d’historique, pas seulement une vache à lait. Il trouvait qu’ils gagnaient trop d’argent trop vite ces Chinois, avec nous autres les Français qui ne jurions que par les « phos » vietnamiennes et les brochettes japonaises que les restaurateurs chinois bricolaient en hâte parce que ça se vendait plus cher que le porc à la sauce aigre-douce saturée de glutamate, et par le textile pas cher, plus loin dans le 11ème. Qu’ils allaient faire des jaloux ces Chinois, maintenant qu’ils exportaient aussi leurs femmes quadragénaires au chômage pour les mettre sur le trottoir à 50 francs la passe, boulevard de Belleville. Et il se demandait aussi ce qu’on allait faire nous autres les Français quand les derniers bars d’Arabes pour Français auraient fermé et qu’il ne resterait plus que des bars d’Arabes pour les Arabes et des cafés chinois pour le PMU et les clopes. Est-ce qu’on allait être obligés de se rabattre sur les néo-bars d’Oberkampf ? Il ne savait pas encore qu’Internet et les apéros géants virtuels allaient résoudre par l’absurde tous nos problèmes de cohabitation. Tout le monde face aux écrans, chacun dans sa tribu, et qu’on n’en parle plus !
La guerre civile, notre avenir ?
Enfin presque. Car ce sont les mots de ce vieil Arabe qui me sont revenus à l’esprit lorsqu’entre deux pitreries des bleus j’ai appris que Belleville avait été le théâtre d’une émeute à la fin d’une manifestation de la « communauté chinoise » contre l’insécurité dimanche dernier. Etait-ce le retour de la guerre que mon vieux prophète maghrébin m’avait prédit ? On avait beau se croire affranchis, c’était peut-être lui le vieil Arabe qui avait raison, et nous autres les bobos qui ne compreniions rien. La guerre civile notre avenir, pas la paix douce et sucrée du vivre-ensemble ? Peut-être faut-il le croire, si nous voulons avoir une chance de l’éviter. C’était la guerre des « cultures », en l’occurrence, Chinois contre Arabes et Noirs, et au milieu des gendarmes français pour les séparer. Des casques bleus en plein Paris ! Mandatés par personne, avec journalistes embarqués, pour nous aider à ne rien y comprendre.
Car les journalistes sur ce coup-là, mais est-ce une surprise, je les trouvais bien discrets, très cachottiers même. Pour avoir une chance de saisir ce qui s’était vraiment passé ce dimanche à Belleville, il fallait bien chercher dans les coins du web, et remercier malgré tout la France pour la variété de son paysage politique et culturel. Car seuls un site sinophile, un autre d’extrême-droite et un dernier d’extrême-gauche nous expliquent clairement, si l’on sait faire abstraction de leurs partis pris respectifs[1. On appréciera quand même au passage comment les « anarchistes » du site d’extrême-gauche en question stigmatisent ici l’absence de la police (en fait des gendarmes) qui a selon eux refusé de rester sur place pour servir de cible aux manifestants préférant laisser les bandes ethniques s’expliquer.], les mots d’ordre de la manif et comment elle a dégénéré : les Chinois travailleurs en ont eu marre de se faire racketter et attaquer en pleine rue. Pour des raisons plus ou moins avouables, la communauté chinoise manipule beaucoup d’argent en liquide, salaires au noir, recettes, cadeau de mariage, et les truands du coin, « pour la plupart des Noirs et des Arabes », comme dirait l’autre, le savent, et font semble-t-il des Chinois, qui ont en outre l’inestimable avantage de ne guère porter plainte, les cibles privilégiées de leur « business ». Dimanche dernier, lors de la manif, certains Chinois avaient décidé de se venger, de prendre la justice entre leurs mains, trouvant sans doute que la police pourtant fasciste de Sarkozy était trop laxiste à leur goût. Et c’est ainsi que l’on a pu assister dans Paris ce dimanche à des scènes hallucinantes de ratonnades, des bandes de gamins des cités se faisant attaquer par des hordes de manifestants sur la base de rumeur de vol à la tire, des hommes se faisant tabasser par des bandes de Chinois surexcités, tout ça sous les yeux ébahis des bourgeois blancs du quartier. Toute cette violence fut heureusement contenue dans certaines limites par le sang-froid et le professionnalisme des forces de l’ordre. On brandissait des drapeaux de la République Populaire de Chine dans la foule des manifestants, on s’en prenait physiquement aux gendarmes mobiles, on criait au racisme d’Etat à l’encontre des Chinois tout en pourchassant les Noirs et les Arabes. Sur tout cela on ne trouvera qu’un écho très assourdi dans nos médias officiels, peut-être parce que c’est un récit qui jure avec les grands récits contemporains autorisés à base de racisme des petits blancs ou de violence des dominés répondant à la violence symbolique des dominants. Et ce silence est fort dommageable, si vous me demandez mon avis. Car il se pourrait bien que ce dimanche de cauchemar à Belleville soit un avant-goût de ce qui nous attend. Parole de vieil Arabe.
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