On peut admettre qu’un jeu est une pure convention, qu’il n’existe que par les règles qui le définissent. Les règles d’un jeu semblent avoir, pour la clarté de la discussion, deux avantages remarquables sur d’autres systèmes de règles : elles n’impliquent aucune transcendance, aucune croyance collective que nous nous sentirions tenus de respecter ; elles sont cependant universellement connues et appliquées, même par les enfants des rues de Bogota, de Liverpool ou de Lagos qui sont réputés vivre en dehors de l’ordre établi. Un enfant de six ans est capable de comprendre la nature purement conventionnelle du jeu : celui qui ne joue pas le jeu s’exclut de la partie.
Cette évidence est d’ailleurs si forte que, depuis un bon quart de siècle, les tenants de l’économie libérale ne cessent de plaider pour que les réglementations, excessives, rigides et tatillonnes, laissent la place à de simples règles du jeu, parfois appelées codes de bonne conduite ou encore bonnes pratiques, librement adoptées et acceptées par les acteurs économiques. Il y a dans cette revendication une évidente volonté de réduire le champ de ce qui doit obéir à des règles, mais plus encore l’idée que les bonnes règles sont celles qui peuvent être directement appliquées par ceux qui y ont consenti. Les enfants des rues ont parfois besoin d’un arbitre mais, semble-t-il, pas d’une autorité pour interpréter les règles applicables au football.
Universel et populaire, le football est à l’identité nationale ce que le théâtre était, selon Aristote, à l’identité de la cité grecque : un moment de catharsis, c’est-à-dire d’expression inoffensive des passions collectives. C’est en tout cas ce que nous avons cru lorsque nous avons gagné la Coupe du monde. La grande dispute provoquée par la main de Thierry Henry révèle cependant un grand malentendu entre le peuple et ses élus sur ce qu’il faut entendre par « respect des règles ».
[access capability= »lire_inedits »]Résumons-nous : la règle applicable est qu’au football, on ne touche pas la balle avec la main. Le cas d’espèce est qu’un joueur a permis à son équipe de marquer un but décisif (pour l’issue du match et pour la suite de la compétition) en déviant la balle avec la main. Notons qu’à la différence du Code pénal, la règle du jeu ne distingue pas la faute intentionnelle de la maladresse puisque l’adresse est la compétence même du joueur. La faute est donc entière, manifeste et de grande conséquence pour le sens du jeu. Mais l’arbitre n’a pas vu la faute et accorde le point marqué. La question posée est dès lors la suivante : quelle est la conséquence d’une faute dépourvue de sanction ?
François Hollande juge qu’il s’agit d’un « incident grave sur le plan de l’éthique sportive » qui ne doit toutefois pas déboucher sur un « débat national » ; « la main d’Henry n’est pas politique », conclut-il . Mais le débat national a bien lieu et ce membre éminent du corps législatif se trompe : la question de l’impunité, c’est-à-dire la question de l’effectivité des règles, est en permanence au cœur du débat national. Elle se pose à propos des incivilités des mineurs, de la banalisation de la consommation de cannabis, du sort réservé aux sans-papiers, des excès de vitesse, de la fraude fiscale, de la rémunération des chefs d’entreprise et des traders, des catastrophes industrielles, de la mise en examen d’un ancien chef de l’État… C’est une question éminemment politique parce que, si le mot jacobinisme a un sens, c’est celui de la construction de l’unité nationale par l’égalité devant la loi. C’est une question éminemment politique parce que le politique prétend, dans ce pays, réaliser le bien commun en répondant à chaque incertitude collective par une loi. Or, sous des figures diverses, la seule réponse du politique à notre question, c’est l’esquive.
Il y a d’abord l’esquive par la procédure, c’est-à-dire par les règles d’application des règles, qu’on appelle en l’occurrence les règles de l’arbitrage. Le président de la fédération française de football, suivi par le porte-parole adjoint de l’UMP, les invoque aussitôt en parlant de « faute d’arbitrage favorable ». Il faut donc comprendre qu’il existe, derrière les règles de procédure permettant d’appliquer les règles du jeu, une « règle du jeu de la procédure » qui est en gros un pari sur les maladresses de l’arbitre, résumé d’une phrase lapidaire par le coprésident des Verts au Parlement européen, Daniel Cohn-Bendit : « La main de Thierry Henry, c’est le summum de la chance, mais le football, c’est comme ça », ce qu’en d’autres temps on appelait la « glorieuse incertitude du sport », la noblesse de la chose tempérant sans doute l’égalité républicaine des règles.
Mais la condition de possibilité de la procédure, bien connue de tous les professionnels chargés de faire respecter les règles, est la liberté qui leur est laissée de voir ou de ne pas voir la faute. C’est un adage bien connu dans la police que l’homme qui prend le plus de décisions chaque jour est le gardien de la paix : chaque jour, sur la voie publique, il décide de voir ou de ne pas voir l’infraction. Or cette condition est invalidée par la télévision : même si l’arbitre, le sélectionneur de l’équipe de France et le président de la République n’ont pu, de là où ils étaient, voir la faute, le peuple, lui, de son canapé, a tout vu. La question est politique parce que, si la procédure et la règle du jeu de cette procédure font obstacle au respect de la règle du jeu, comment le peuple pourrait-il respecter ceux qui administrent les règles ? C’est ici que deux philosophies des règles s’opposent : les virtuoses qui jouent avec les règles sont contre l’utilisation de la vidéo dans l’arbitrage, mais ceux qui ont compris que l’arbitrage du peuple ne pourrait indéfiniment être bafoué commencent à s’y résoudre, à l’instar du ministre de l’Education nationale : « Je suis à fond pour l’arbitrage vidéo, en tant qu’amateur de foot et non pas comme porte-parole du gouvernement. »
Au plus haut niveau, on pratique contre toute attente la déclinaison de compétence. Au premier ministre irlandais, s’exprimant au nom des victimes (et qui pourrait lui contester ce rôle ?) qui demande, depuis la tribune de son Parlement, que le match soit rejoué, arguant que l’énormité de la faute au regard de l’enjeu anéantit la validité du match, le premier ministre français répond que « les gouvernements ne devraient pas s’immiscer dans le fonctionnement de la Fédération internationale » et le président français : « Ne me demandez pas de me substituer à l’arbitre, aux instances du football français, aux instances du football européen : laissez-moi à ma place ». La FIFA ne saurait cependant donner raison aux Irlandais, « aucun point de règlement ne permettant de remettre en cause le résultat ». Mais celui qui détient la compétence en dernier ressort peut-il légitimement opposer une règle de procédure à la règle du jeu ?
On trouve enfin une autre figure coutumière de la rhétorique de l’action, le changement de règle, souvent qualifié de réforme : « Je trouve, dit la ministre de l’Économie, que la FIFA ferait bien de regarder les règles en vigueur parce que je trouve que ce serait bien de pouvoir, dans de telles circonstances, décider peut-être de faire rejouer un match. Si les règles sont mauvaises, il faut les remettre en cause. » Il s’agit bien sûr de la règle de procédure et non de la règle du jeu, mais le propos permet néanmoins de ne pas statuer sur le respect de celle-ci.
Le jeu des règles interdit décidément le respect de la règle du jeu. La première à en tirer les conséquences est la secrétaire d’État aux sports. Elle s’aventure d’abord sur le terrain de la justification technique de la faute (« Vous ne pouvez pas savoir exactement d’où vient le ballon et où il part… »), mais comprend vite que la maladresse, comme on l’a vu plus haut, n’est pas opposable à la règle du jeu. Barrée sur le terrain politique par la déclinaison de compétence précédemment exposée, elle choisit de dissoudre la sanction de la faute dans la morale, figure abondamment pratiquée à propos des banquiers au moment de la crise financière. Au-dessus des règles, il y a les valeurs, l’éthique sportive : « Il ne m’appartient pas d’accabler Henry, mais de lui renvoyer la balle pour qu’il dise la vérité. Cela relève de son intimité, de son rapport à la vérité et des valeurs du football. C’est à Thierry Henry de dire si son geste est volontaire ou non. Il le doit au public. Il doit être honnête. C’est aussi la réputation de la France qui est engagée. Pour ma part, je crois aux valeurs du sport sans lesquelles on tue l’esprit du sport. La dimension très populaire et éducative du football donne à ses acteurs une importante responsabilité ». Déclaration qui mérite d’être citée en entier, parce qu’elle décrit le changement de paradigme que la secrétaire d’État est contrainte d’opérer pour retrouver le chemin du respect des règles, dont elle voit bien qu’elle ne peut s’écarter dans un entretien où il est aussi question du dopage : arbitre, procédure et institutions, tous les médiateurs chargés d’assurer le respect des règles sont congédiés au profit d’un rapport intime à la vérité, aux valeurs et d’une responsabilité personnelle de chacun dans la transmission de ces valeurs par l’exemple de la foi. Mais, en admettant que l’éthique comme respect de soi puisse être une réponse au dopage considéré comme un mensonge du corps, il est douteux qu’elle permette de rétablir le jeu en tant que respect d’une règle commune.
La règle du jeu est une règle nue. Sans appareil ni interprétation, dépourvue de tout ésotérisme, elle n’est instituée que par l’usage et ne se perpétue que par l’apprentissage. Sa violation saute aux yeux de tous, anéantit le sens même du jeu et, du même coup, ses effets cathartiques. À force d’esquiver les conséquences de ces violations, on laisse l’impuni pour seul vainqueur. La ministre de la Santé et des Sports « a résumé l’ambivalence des émotions ressenties par de nombreux Français, entre un lâche soulagement et une grande inquiétude ».
On aurait tort de sous-estimer l’obscur ressentiment qui restera de ce Munich dérisoire.[/access]
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