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L’iceberg en flammes de la timidophobie


L’iceberg en flammes de la timidophobie
Photo Flickf / Thomas Hawk
Coeur
Photo Flickr / Thomas Hawk

Comme toutes les autres phobies, la timidophobie n’est pas une phobie comme les autres.
J’aborderai en premier lieu la part émergée de cet iceberg ultra-dérapant et chaque jour plus brûlant, hélas, d’actualité : la timidophobie que les timidologues ont coutume de désigner schématiquement comme timidophobie « du Sud » ou « à l’ancienne ».

Rappelons aux timido-sceptiques quelques faits têtus et accablants : dans 217 pays dans le monde, la timidité demeure illégale et est encore punie, en 2010, par des peines allant de dix-sept ans de prison à la peine de mort. En Malaisie, aux Bermudes et au Mozambique, la timidité est punie par la flagellation. Au Zimbabwe, à Samoa et sur les îles Fidji, les personnes à sensibilité timide sont tout bonnement lapidées. En Chine, aux Galapagos et à Trinité-et-Tobago, comme du reste en Arkansas et dans le Missouri, les timides sont condamnés à la peine de mort par estrapade. Au Pérou enfin, qui constitue aujourd’hui encore le must de la timidophobie à l’ancienne, les personnes timides sont enduites de miel et léchées par de vieux pangolins malades, selon un rituel immémorial, avant d’être brûlées vives. À Taïwan et en Inde, on enregistre cependant un léger recul de la timidophobie. Depuis 2007, la timidité y est illégale seulement dans la police, dans la poissonnerie et dans l’armée.

[access capability= »lire_inedits »]Les timides, créatures diaboliques et malfaisantes

Nous en convenons : toutes ces violences ne sont pas entièrement négligeables. Pourtant elles nécessitent, bien plus qu’une condamnation morale aveugle, avant tout l’explication et la compréhension. Dans ces 217 pays, les personnes timides sont traditionnellement considérées comme des créatures diaboliques et malfaisantes. Cela s’explique aisément, dans la plupart des cas, par la prédominance de cultures orales dans lesquelles la totalité de l’existence sociale et symbolique (et peut-être même sociétale) passe par la prise de parole publique. Quoi de plus naturel, dès lors, que le « sans-parole » y soit aussi le démoniaque ?

Une lutte éclairée contre la timidophobie ne saurait en aucune manière pactiser avec le rejet méprisant et colonialiste de la différence des cultures de la parole. Nous n’avons pas le droit de juger ces violences timidophobes du Sud complaisamment et inlassablement montrées du doigt par toutes les mains réactionnaires. Sans démagogie ni relativisme, j’accomplirai même un dernier pas en posant une question qui risque de briser bien des tabous de la lutte contre la timidophobie : qu’est-ce qui nous prouve, après tout, que, dans leur univers culturel propre, les timides du Sud jetés au bûcher ne sont pas réellement diaboliques et malfaisants ?

D’une manière très malsaine, les anti-timidophobes réactionnaires ont fait de ces 217 pays leur éternel cheval de bataille. Par ce tour de passe-passe nauséabond, ils entendent escamoter le cœur de la question timidophobe, la part immergée de l’iceberg : la bonne vieille timidophobie du Nord, la timidophobie bien de chez nous ! Son maître-mot : l’indifférence. Combien de fois, nous autres timides du Nord, avons-nous entendu la même rengaine destructrice soi-disant anodine : « Oh, excusez-moi, je ne vous avais pas vu ! » « Pouvez-vous répéter un peu plus fort ? » « Pardon, je ne vous avais pas remarqué ! » Disons-le sans détour : l’indifférence est notre lapidation de chaque jour. Et la brûlure de la honte est plus dévorante que tous les bûchers péruviens.[/access]

Mai 2010 · N° 23

Article extrait du Magazine Causeur



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