La philosophie se méfie des apparences et des vêtements trop longs. Regardons Descartes, à sa fenêtre, s’interrogeant sur les manteaux et les chapeaux qu’il voit passer dans la rue : au nom de quoi serait-ce autre chose que des « spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ». J’ai croisé l’autre soir une femme portant burqa. Une première. J’ai essayé de chercher son regard, mais le voile qui lui couvrait les yeux était si sombre que j’ai à peine distingué deux petits globes noirs inanimés. De quoi devenir cartésien pour de bon et se demander quel animal étrange peut bien se caparaçonner ainsi.
[access capability= »lire_inedits »]D’abord un être malappris, qui méprise la politesse au point de ne pas conformer ses usages au sens commun : aujourd’hui je me « burqaïse », demain je m’excise, car je fais ce qui me plaît. Singulières figures de la postmodernité : au nom de libertés individuelles érigées en valeur absolue, elles remettent au goût du jour les coutumes les plus arriérées, celles que les femmes de la génération d’Assia Djebar ont passé leur jeunesse à combattre et à éradiquer.
Mais se voiler la face, ce n’est pas simplement se protéger du regard d’autrui, c’est refuser à l’autre l’expérience première à toute humanité : celle du visage. Dans Éthique et infini, Emmanuel Levinas a établi, le premier, une phénoménologie du face-à-face : le visage, dit-il, n’est pas le simple assemblage d’un nez, d’une bouche et de deux yeux ; il est un tout, qui s’offre à moi sans condition et sans concept et qui, dans son dénuement et sa pauvreté même (il n’y a pas plus nu que la peau du visage), fait immédiatement sens : « Toi, c’est toi. »
Le visage est « phénoménal » par excellence. Ce n’est pas un concept ni une idée abstraite : essayez, pour voir, de donner un uppercut à un concept de visage. Il est singulier, toujours. Il est ce qu’il est, irréductible à sa phénoménalité.
La première expérience que l’homme fait, c’est celle du visage qui lui dit – et précisément sans rien lui dire : « Ego sum qui sum. » C’est exactement la réponse du Dieu de l’Exode à Moïse. On peut se ranger à l’avis de saint Bonaventure, qui voit ici une identification entre Dieu et l’être : « Je suis celui qui est. » On peut également adopter une autre lecture : « Je suis qui je suis. » Tout visage nous dit l’altérité radicale. Le visage, nous apprend Lévinas, est une « nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort, dissimulée dans son être ».
Ce faisant, si l’autre est irréductible, alors je peux moi-même prendre conscience de ma propre subjectivité et dire « je ». C’est que l’homme n’existe que dans la relation à l’autre. Ce que la burqa nie, ce n’est pas le statut de celle qui la porte, mais la propre subjectivité de celui qui se trouve en face d’elle, désormais sans aucun appui, désarmé et désemparé.
Ce qu’adressent les femmes en burqa à notre civilisation n’est rien d’autre qu’une baffe dans la gueule. Répondons-leur, à celles qui assemblent tissu et libertés individuelles pour se bricoler du fondamentalisme bon marché, par une caresse doucement républicaine et pénale. Et occupons-nous des vrais problèmes, moins marginaux. Les mariages forcés, par exemple, où la mariée vous tire une de ces têtes…[/access]
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