Le livre de Michel Onfray a suscité des flopées de commentaires, parfois indignés, parfois raisonnés. Avez-vous compris ce qui ne va pas dans son raisonnement ?
Sa première erreur est de traiter la psychanalyse comme si c’était une philosophie, ce qu’elle n’est pas. Freud n’est pas Marx ou Kant : il ne prétend nullement énoncer une vision du monde.
Première nouvelle !
Mais si ! La psychanalyse est d’abord une pratique, une méthode. Et s’il existe une ou plutôt plusieurs théories psychanalytiques, elles sont les fruits de cette pratique qu’elles tentent de rendre transmissible. On essaie, pour se mettre à l’écoute de l’inconscient de l’autre, de théoriser ce qu’on fait, mais personne ne prétend démontrer l’existence de l’inconscient ou du transfert. Et la preuve qu’il n’y a pas continuité entre la pratique et les théories, c’est la règle inaugurale de la cure analytique, énoncée par Freud : « À l’orée de toute nouvelle cure, oubliez tout ce que vous savez. » C’est votre patient qui vous apprend ce qu’est la psychanalyse. C’est exactement ce qui est arrivé à Freud avec les premières hystériques qui lui ont dit : « Fermez-la et écoutez-moi ! » Le plus inouï est qu’il l’a fait.
[access capability= »lire_inedits »]Insistons ! Ces observations ébauchent tout de même une conception d’un être humain agi par des forces et soumis à des contraintes qu’il ne maîtrise pas. Cet individu limité ne peut que déplaire à l’homme libéré que prétend célébrer Onfray…
Au risque de me répéter, la psychanalyse ne part pas d’une idée de l’homme mais d’un constat sur les hommes. Elle n’est pas normative, elle prend acte de la complexité de l’appareil psychique humain et essaie de se donner une représentation de son fonctionnement. Mais il ne s’agit en aucun cas d’appliquer une théorie à quelqu’un pour le faire rentrer dans le rang.
Que la psychanalyse soit une philosophie ou non, pour Onfray, elle est réactionnaire. Feriez-vous de cette injure votre nom ?
Pour commencer, Onfray n’a pas toujours pensé ça. La lecture de Freud, à l’âge de 14 ans, a commencé, dit-il, par le déculpabiliser de la masturbation. Il nous explique maintenant que Freud est un censeur réac qui veut limiter la jouissance. Il a mis longtemps à s’en apercevoir ! Comment a-t-il pu être fasciné par Freud au point d’en faire une idole dont il annonce maintenant le crépuscule ? Pour les psychanalystes, Freud n’a jamais été une idole. Et nous sommes bien placés pour savoir que le fondement de l’idolâtrie est toujours une haine inconsciente.
Vous bottez en touche ! Les psychanalystes sont-ils, oui ou non, des défenseurs de la Loi et de l’ordre symbolique qu’Onfray assimile à des instruments de répression ?
Il y a à ce sujet un malentendu extraordinaire. Tout d’abord, la Loi dont il est question dans la psychanalyse, en clair l’Œdipe, l’interdit de l’inceste, s’adresse à des sujets qui ne sont pas des sujets de droit, les enfants (raison pour laquelle elle ne figure pas dans les Dix Commandements qui s’adressent, eux, à des sujets de droit). Ce n’est pas une règle édictée par des bourgeois répressifs ou des emmerdeurs judéo-chrétiens, mais l’injonction de renoncer à sa mère à laquelle tout être désirant est nécessairement confronté parce que ce renoncement est la condition pour qu’il puisse désirer ailleurs. Si ce renoncement ne se fait pas, son désir sera forcément pathologique, possiblement violent. Mais encore une fois, il ne s’agit pas d’une idée mais d’un constat. Quand Freud s’interroge sur le fondement de cette Loi, il doit admettre qu’il n’en sait rien.
Quid de l’argument selon lequel Freud aurait projeté ses propres fantasmes sur les autres et universalisé son propre désir de coucher avec sa mère ?
Onfray n’a rien inventé : cette pénible antienne revient de façon récurrente. L’ennui, c’est que Freud n’est pas franchement le premier à avoir pointé le désir de l’enfant de coucher avec sa mère. Ou alors il a influencé Sophocle et beaucoup d’autres. En effet, contrairement à ce que prétend la mystification générale, chez Sophocle, quand Œdipe couche avec Jocaste, il sait que c’est sa mère. Autrement dit, à l’époque de Sophocle, on savait déjà que les hommes voulaient coucher avec leur mère.
Dans ce cas, au moins le crime de pillage est-il constitué, non ?
Mais Freud ne s’en est jamais caché ! Shakespeare dans Hamlet, Diderot dans Le Neveu de Rameau et bien d’autres ont pressenti l’inconscient et le désir œdipien. Et Freud admet avec humilité que tout ce qu’il dit à ce sujet a déjà été dit par les poètes et les écrivains, et que lui n’a fait que rassembler des éléments épars.
Donc la psychanalyse, qui l’a pourtant théorisé, n’est en rien responsable du régime de répression du désir dans lequel nous vivons ?
Ce qui angoisse les gens qui viennent en analyse n’est pas que leur psy les morigène mais que, quand ils dépassent une certaine frontière dans leur jouissance, ils rencontrent une limite qui tient au fait que cette jouissance est nocive, pour eux et pour leur entourage, et que Freud appelle le Surmoi. Encore faut-il préciser que ce Surmoi est bifide : d’un côté, il ordonne de jouir, de l’autre, sous la face de l’idéal du Moi, il produit de l’autorépression. Ce conflit psychique est à l’œuvre dans la masturbation infantile – la seule qui intéresse Freud. Plus personne ne dit aux enfants : « Si tu continues à te tripoter la quéquette, je te la coupe. » Il arrive pourtant un moment où ils y renoncent, pas par peur d’un père Fouettard ou d’un curé répressif, mais parce que la jouissance masturbatoire devient une source d’angoisse et d’insatisfaction. Si l’auto-érotisme était tellement satisfaisant, pourquoi chercherait-on des partenaires ? Une fois de plus, Onfray ne comprend rien quand il confond la masturbation infantile et adulte.
Onfray ne s’en prend pas seulement à la théorie, il attaque aussi une pratique qui, selon lui, ne guérit pas. Après tout, avons-nous besoin d’être guéris ?
Je ne veux pas parler au nom de Freud mais, en tant que psychanalyste, je ne cherche ni à guérir mes patients ni à les « sauver », comme l’a dit Philippe Grimbert. J’espère les libérer en leur ouvrant des potentialités psychiques qui leur étaient fermées, en leur permettant par exemple de se désinhiber, d’atténuer leurs angoisses, donc de faire des choses dont ils se croyaient incapables comme aimer, désirer, créer, travailler. Les analysants rêvent souvent qu’ils découvrent, dans un appartement familier, des pièces inconnues qu’ils se mettent à explorer.
Que répondez-vous à Onfray quand il dévoile les traits les moins glorieux de la biographie de Freud ?
Je suis psychanalyste, pas freudologue. La freudologie est une discipline à part qui ne dit rien de la pertinence de la psychanalyse. Je trouve néanmoins très surprenant qu’un type qui se présente comme un nietzschéen de gauche s’arroge le droit de critiquer Freud sous prétexte qu’il aurait couché avec sa belle-sœur. Le problème, répond Onfray, n’est pas que Freud ait couché mais qu’il ait menti. C’est encore plus grotesque ! Ce désir de transparence me fait penser que le plus fâcheux, dans cette affaire, n’est pas ce qu’Onfray dit de Freud, qui en a vu d’autres, mais ce qu’il fait de Nietzsche qui a écrit que « la philosophie est l’art de la nuance ». D’où Onfray tient-il l’idée que Freud lui doit la vérité sur sa vie privée ? Au prétexte qu’il a inventé la psychanalyse, il aurait dû rendre compte de ses faits et gestes sans le moindre égard pour les proches ? Notre briseur d’idoles veut-il nous faire accroire qu’il ne ment jamais et qu’il serait impossible de le prendre la main dans le sac ? Je me garderais de lui faire subir une psychanalyse de journal mais, dans ma pratique, je constate que les gens qui traquent l’imposture chez les autres sont toujours des imposteurs.
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