Je n’ai jamais eu les goûts de mon temps, et je m’en flatte. Qu’il s’agisse des idées, des livres, de l’emploi de nos forces armées, de la cuisine, du cinéma, de la mode, de l’indépendance nationale, du suffrage universel, je ne suis à peu près d’accord sur rien avec personne. J’ai cependant la misanthropie heureuse. Je la partage avec quelques âmes choisies, anciens compagnons d’armes, buveurs émérites et lecteurs de La Fontaine :
« J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique. »
Une fois que l’on a admis que les villes et les campagnes n’existaient plus, que le jeu est devenu synonyme d’abrutissement psychotique devant des consoles électroniques, que les livres ne sont plus lisibles après 1970 et la musique inaudible depuis la mort d’Otis Reding, il nous reste l’amour.
Et même là, il faut bien dire que ce n’est pas gagné. L’amour est devenu un consumérisme comme un autre, sous le signe du bonheur obligatoire. Le divorce a transformé le mariage en CDD. Pour la trentenaire bovaryste branchée, habituée au précariat, c’est une étape presque obligée, et pour le quinquagénaire qui a réussi, c’est un mode de répudiation tellement facile que les rois de France, dans leurs tombeaux, doivent en pâlir de jalousie. Quant au Pacs, il en a terminé avec l’idée de couple, c’est à dire avec l’idée d’engagement. Là où quelques mesures fiscales auraient suffi pour les couples homosexuels, il a fallu faire une loi. Comme d’habitude.
Il n’empêche, on n’imagine mal Daphnis et Chloé, Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Pédéraste et Médisante, Philémon et Baucis ou Oreste et Pylade, si vraiment on y tient, aller signer un formulaire en trois exemplaires dans une préfecture pour signifier leur refus des codes dominants de leur temps.
Et de l’amour, comme nous ne sommes pas de purs esprits, nous en arrivons assez vite au corps.
En ce qui concerne le corps masculin et sa représentation, les choses sont claires, la publicité est devenue totalement homophile. Les bustes bodybuildés pour eau de toilette, les pectoraux spartiates pour prêts bancaires, les deltoïdes soviétiformes pour grosses cylindrées donnent parfois l’impression que Séguéla et ses rejetons puisent leur inspiration chez Arno Breker. Hors de l’iconologie pédé, point de salut. Tu seras métrosexuel, mon fils…
Pour les femmes, en revanche, c’est évidemment le contraire. La femme de la pub, et en particulier le mannequin qui en est l’aristocratie, comme le mineur formait l’aristocratie de la classe ouvrière, est osseuse, anorexique, maladive. Pour une Laetitia Casta, combien de Kate Moss ? La filiforme aux méplats qui annoncent le cadavre a gagné la guerre du goût, depuis facilement trente ans. Au moins a-t-on passé la pénible période des années 80 où l’androgynie hurlante d’une Grace Jones ou d’une Brigitte Nielsen devait donner l’impression à ceux qui les serraient entre leurs bras d’être tombé sur un garçon avec un vagin.
Seulement, dans la vraie vie, ou dans l’IRL comme disent les nouveaux esclaves du virtuel, les femmes sont parfois rondes, voire grosses. Et comme l’époque se veut d’une impitoyable douceur, pour éviter les suicides narcissiques, on assiste ces temps ci à propagande pro-grosse tout aussi scandaleuse que l’éloge permanent de la maigre. Les magazines féminins les plus branchés ou les plus institutionnels rivalisent dans le bonnet F comme « femme comme les autres » et dans toutes les émissions ce ne sont que rhubarbe et séné pour les tailles 60 et les strings XXL. Et c’est une adorable mannequin qui donne des envies de longs câlins, Lizzie Miller, blonde, ronde et gironde, qui est devenue en un rien de temps, une idole.
Nous disons propagande scandaleuse car il s’agit en fait d’une belle hypocrisie qui masque derrière une fausse tolérance une manière de discours compassionnel, le même qu’on adresse aux myopathes ou aux malades du sida. Gageons que cet engouement durera quelques semaines et que bientôt le totalitarisme étique va revenir en force sur le papier glacé et glossé. La grosse sera simplement, désormais, un marronnier moral qui fera partie, une fois par an, du cahier des charges des magazines aux noms de pétasses. D’ailleurs l’inénarrable Lagerfeld, sec comme un coup de trique protestante, l’a craché haineusement, un peu énervé par ce retour en grâce même éphémère de ce qui lui est totalement étranger à savoir la sensualité du moelleux : « Personne ne veut voir de femmes rondes ! »
Je ne sais pas si monsieur Chanel, version Ruhr a raison mais il faudrait tout de même que tout ce petit monde là, avec son capitalisme esthétique, comprenne que les grosses n’en ont rien à faire de cette faveur éphémère pour solde de tout compte, ni du mépris de Lagerfeld. Elles n’ont pas besoin de cette surexposition suspecte pour savoir qu’il y a des hommes qui, de tout temps, ont préféré Beth Diddo à Amy Winehouse et Jane Mansfield à Jane Birking. Ils ont évidemment minoritaires mais ils existent.
Et j’en fais partie. Fièrement. La bien en chair m’enchante, le bourrelet me console, la callipyge m’affole. Je veux mourir comme Mastroianni dans la Cité des femmes, je veux être celui qui regarde la potelée indécente par le verrou de Fragonard, je veux le cul d’Andréa Ferrol quand elle est au lit avec Jean-Pierre Marielle dans les joyeusement subversives Galettes de Pont-Aven ou qu’elle l’imprime sur un gâteau dans ce requiem nihiliste somptueux qu’est La grande bouffe de Ferreri.
Je ne demande aucune psychanalyse, je ne veux pas qu’on se penche sur ma date de sevrage, je ne veux pas savoir si il reste en moi des lambeaux d’un inconscient collectif jungien venu du moyen âge italien quand le popolo grasso, les riches, s’opposaient au popolo minuto (les pauvres). Je veux simplement qu’on me laisse à ma dilection pour les cuisses un peu trop épaisses, les seins un peu trop lourds, les visages un peu top poupins, les hanches un peu trop larges. Sans qu’on me dise si c’est bien ou mal.
Je veux qu’on me laisse avec la vie, la vie opulente comme un Courbet. D’ailleurs, mon dernier vœu, avant de mourir, serait de pouvoir entrer dans un de ses tableaux, Les Baigneuses, par exemple, et de devenir celui qui les attend sur la rive.
Et je peux vous assurer que notre éternité, on ne la passerait pas à lire des magazines féminins. Des magazines de maigres.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !