La ministre française de la Santé, Roselyne Bachelot, a un problème de boisson. Elle n’aime pas le Red Bull. Elle déteste ça au point de réunir la presse, de violer la syntaxe française et de déclarer : « Le Red Bull est une boisson qui n’a aucun intérêt en termes énergétiques, qui n’a aucun intérêt nutritionnel et qui a des dangers importants. » Oui, Red Bull avoir danger, et guerre être grosse malheur.
Je peux comprendre Roselyne. Moi, je n’aime pas le Schweppes (sauf avec du gin) ni le Coca-Cola (sauf avec du whisky) et encore moins le Red Bull (sauf avec de la vodka). Toutefois, je ne pousse pas la détestation limonadière au point de réunir la presse de mon pays ou d’enquiquiner avec ces histoires notre chancelière. Lorsque mon mari Willy rapporte à la maison du jus bio betteraves-carottes, je ne me plains ni de la couleur du liquide hésitant entre l’orange violacé et le mauve jaunissant ni du fait que l’on ne puisse réaliser aucun cocktail potable avec un tel breuvage. Je vide chacune des bouteilles dans la cuvette des waters, sans rien dire à personne.
Or, depuis quelques semaines, Roselyne n’a de cesse de monter publiquement au front contre le Red Bull. Chaque fois qu’un journaliste passe à sa portée, elle lui demande combien d’articles contre le Red Bull il a écrit dans la semaine. En dessous de cinq, c’est un collabo. Elle appelle François Fillon toutes les demi-heures :
– Allo, François, la gaulliste sociale que je suis demande au gaulliste social que tu es si tu aimes le Red Bull ?
– Jamais goûté…
– Alors, tu dois l’interdire.
Mais François Fillon, lui, ne peut pas exaucer le vœu de Roselyne. Sa ministre de l’Economie, Christine Lagarde, aime tellement le Red Bull qu’elle a levé l’interdiction française qui pesait sur sa vente et sa consommation depuis treize ans. Enfin, ce n’est pas dit qu’elle l’aime réellement : Dietrich Mateschitz, l’inventeur autrichien de cette boisson énergisante, a porté l’affaire devant le tribunal administratif de Paris pour demander 300 millions d’euros d’indemnités contre l’Etat français s’il persistait à interdire le Red Bull. Christine Lagarde a cédé : « 300 millions, c’est toujours ça que les Autrichiens n’auront pas. »
Lorsque le Red Bull a fait son apparition en Allemagne il y a une vingtaine d’années, il était illégalement importé d’Autriche et faisait l’objet d’un trafic auprès de certains clubbers adeptes des noms finissant en –ine. Avec l’autorisation de commercialiser le Red Bull, et malgré Roselyne Bachelot, la France entre donc de plain pied (ou plutôt à pieds joints) dans la vraie modernité festive.
Cette boisson énergisante permet, en effet, de fêter plus pour fêter plus, de danser plus pour danser plus – et le cas échéant, si vous n’êtes pas ministre de la Santé mais danseuse dans un peep show, de travailler plus pour gagner plus : le Red Bull est la boisson sarkozyste par excellence. Ce n’est pas simplement autorisé qu’il devrait être, mais obligatoire. Mieux encore : l’un de ses composants, la taurine (que certaines mauvaises langues médicales prétendent toxique), joue un rôle important dans le fonctionnement des cellules cérébrales et facilite l’assimilation des lipides : deux choses dont Roselyne Bachelot se passe allégrement.
Au début, moi qui suis autant scientifique que Claude Allègre est meneuse de revue aux Folies Bergères, je pensais que la taurine était extraite des couilles du taureau, un peu comme le collagène provient de la peau du veau – heureuses filles de la campagne qui pouvez, en échange de quelques mamours, tenir votre épiderme en éclatante beauté ! Puis, révisant mon jugement, j’ai cru un moment que la taurine était tirée d’un autre animal que le bovin au triste regard : combien de pitbulls faut-il presser pour obtenir un litre de Red ? Cinq ? Six ?
Las, on trouve davantage de taurine dans un chat que dans un chien, et plus encore dans le lait maternel et les huitres. Si vous souhaitez vous faire un petit verre de taurine maison, laissez les parturientes tranquilles et mélangez dans un shaker 3 cl de jus de citron, 3 cl de cognac, une larme de jus de tomate, 3 huîtres, une pincée de poivre, 1 cuillérée de sauce Worcester. Vous n’aurez avec cette recette de grand-mère qu’un ersatz de Red Bull. Plus grave encore : vous déplairez à l’inventeur de la marque, l’extraordinaire Dietrich Mateschitz.
Comme tous les Autrichiens, de Herbert von Karajan à Kurt Waldheim, Dietrich Mateschitz est un homme d’affaires comme il faut. C’est un peu le Louis Pasteur autrichien. L’histoire de sa découverte est édifiante : un jour, au milieu des années 1980, il était assis au bar d’un grand hôtel de Hong Kong. Tout était fermé aux alentours. Il s’ennuyait ferme lorsque le barman lui fit goûter un verre de Krating Daeng, boisson énergisante thaïe. Tel Archimède aux Bains Douches, il se leva de son siège, appuya ses deux mains sur le comptoir et lança le plus convaincu eurêka ! qu’un Autrichien n’ait jamais lancé depuis l’invention du ski alpin par Mathias Zdarsky.
Mateschitz, qui était justement en train de se demander ce qu’il pouvait bien faire pour les enfants à une heure si avancée de la nuit, avait trouvé la géniale idée : importer le Krating Daeng dans son pays natal sous le nom de Red Bull, afin que les jeunes Autrichiens soient d’humeur aussi enjouée que les jeunes Thaïs lorsque la nuit tombe sur Bangkok et que la Ville des anges s’allume de mille feux le long du Chao Phraya.
Le succès de son entreprise fut tel que Dietrich Mateschitz put aussitôt investir ses gains dans des actions humanitaires de premier plan : acquérir une collection d’avions anciens, s’acheter des voitures de courses, reprendre l’écurie Jaguar (y a-t-il de la taurine dans un cheval moteur ?) C’est le prix Nobel[1. Que dis-je ! Pas un prix Nobel, pas deux, pas trois, mais tous les prix Nobel : celui de la paix, cela ne se discute pas. Ceux également de science, de médecine, de chimie. Et de littérature, car aussi sûrement que Dietrich Mateschitz inventa le Red Bull, il fut le sujet – admirable – de la biographie écrite par Wolfgang Fürweger en mars 2008 : Die Red-Bull-Story. Der unglaubliche Erfolg des Dietrich Mateschitz (Ueberreuter Verlag).] que mériterait cet homme, n’en déplaise à Mme Bachelot, qui ne se soucie guère que des intérêts personnels de 60 millions de Français (quoi de plus personnel que les histoires de santé ?) et risque de faire de la France la risée des vingt-deux autres nations européennes shootées depuis longtemps déjà au Red Bull.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !