À quoi sert le judaïsme ? Vaste question que posent les frères Coen dans leur dernier film, A Serious Man, à travers les aventures on-ne-peut-plus banales de Larry Gopnik, professeur de physique dans une petite université du Midwest américain. Sa femme le quitte pour un autre – de surcroît plus vieux, plus moche et plus bête que lui –, sa fille ne pense qu’à se faire refaire le nez et à se laver les cheveux, son fils fume des pétards et écoute Jefferson Airplane pendant ses cours d’hébreu à la Sunday-School, son frère, sans emploi, squatte son canapé et sa promotion au poste tant convoité de prof titulaire est menacé par des lettres anonymes. Dans des circonstances à peu près similaires, l’ingénieur William Foster (Michael Douglas dans Chute libre de Joel Schumacher) pète les plombs et s’embarque dans une spirale de violence, certes jouissive, mais suicidaire. Larry Gopnik, au contraire, encaisse tout. Ce petit Job moderne, version US des sixties, a tendance à accepter la cascade des petits malheurs qui lui tombent dessus sans remettre en cause les fondamentaux de sa vie : la famille, la communauté, la culture juive. Seule différence entre lui et la célèbre victime du pari entre Dieu et le Diable : l’histoire de Job se termine bien.
Si vous pensez que les frères Coen nous livrent ici le secret du judaïsme, ce je-ne-sais-quoi qui permet à Gopnik non seulement de porter un nom pareil mais aussi de faire face à l’acharnement du destin, vous allez être déçus. Non seulement les cinéastes ne lèvent pas le voile du mystère mais au contraire ils démontrent que tout cela n’a pas de sens ! Dès le début du film, on est égaré vers un piège : une histoire hassidique d’un Juif dont la charrette est cassée fait la rencontre d’un personnage mystérieux : un démon (un dibbouk en yiddish) qui habite le corps d’un homme pieu mort depuis deux ans. Une histoire bizarre, construite comme mille autres concoctées et racontées pendant des siècles dans ce vaste yiddishland qui s’étendait jadis de la mer Noire à la mer Baltique, complètement absurde et – c’est ce que nous allons découvrir pendant le film – c’est justement là le plus intéressant. Cette histoire est là pour être racontée, transmise et servir de ciment à une communauté. La communauté n’est donc pas un groupe lié par le sens, mais par le partage de traditions, de gestes, d’histoires absurdes.
Rien n’est plus éloigné de nos obsessions actuelles. Comprendre à tout prix, trouver du sens : pour nous autres modernes, il n’y a pas d’autre moyen de marcher sur la voie royale qui mène à la paix intérieure, faire le deuil, tourner la page ou arriver à l’équilibre (rayer la mention inutile). Pour les frères Coen, l’essence même de la culture juive est l’exact contraire de cet état d’esprit. Comme ce dentiste de la petite ville où habitent les Gopnik qui fait une mystérieuse découverte : une inscription hébraïque sur les dents d’un de ses patients. Faut-il y voir un message crypté, envoyé par Dieu Lui-même ? Le pauvre dentiste en perd le sommeil et l’appétit. Ni lui ni les autres n’y comprennent rien et il ne retrouve la paix qu’en cessant de s’interroger, en acceptant le mystère transformé en histoire que l’on raconte et que l’on écoute. On en reste bouche bée et on murmure des « alors ça ! », des « sans blague ? » et des « mon Dieu ! » mais on n’y trouve pas de sens. Pour rendre les choses moins amères, il y a l’humour, cette arme des faibles, non pas utilisée parce qu’ils sont moins forts que les autres, mais parce qu’ils sont impuissants face à l’arbitraire et l’absurdité de l’existence. Il ne s’agit pas d’une résignation « zen » mais d’une acceptation qui n’efface pas la colère, l’indignation et la frustration. Fragile équilibre permettant d’être à la fois dupes et non dupes.
Mais ce n’est pas tout. Les frères Coen ne nous laissent pas plantés devant des vérités aussi atterrantes avec l’humour pour seule arme. Non, ce serait trop cruel. Dans ces trésors de sagesse de la culture juive, à la fois riche et millénaire, les Coen puisent un ultime réconfort, mère de toutes les consolations. Ainsi vers la fin du film tout semble s’apaiser et les problèmes de Larry se résolvent les uns après les autres : Il décroche la promotion, l’amant de sa femme meurt, son mariage retrouve un nouveau souffle et son fils fête sa bar-mitzva. Et puis un jour le médecin l’appelle et demande avec une insistance qui laisse présager le pire que Larry vienne le voir le plus rapidement possible. Pendant ce temps, le tourbillon noir et menaçant d’une violente tornade se dirige pile sur la Sunday-School de son fils… Ce qui me rappelle l’histoire de ce Juif qui vivait dans un shteitl en Pologne. Ses affaires ne marchaient pas, sa fille vieillissait sans trouver mari, sa femme était morte et sa propre santé n’était pas brillante. Le pauvre homme était certain que Dieu s’acharnait contre lui, qu’il était l’homme le plus malheureux sur terre. Le lendemain, la Pologne était envahie par la Wehrmacht.
À quelqu’un qui lui demandait de résumer le judaïsme en une seule phrase, Hillel l’Ancien, le plus grand des sages de la période du second Temple, répondait : « Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à ton prochain. Voilà toute la Torah. » Les frères Coen y ajoutent : « Tu te crois malheureux ? Attends la suite… »
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !