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Bernard et Sophie, ou les liaisons dangereuses


Bernard et Sophie, ou les liaisons dangereuses
Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT.
Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT.

Connaissez-vous Bernard Thibault ? C’est probable. Il est, comme on dit une des figures du syndicalisme français. Que l’évolution de plus en plus réformiste de la CGT provoque l’ire grandissante d’une partie de sa base n’a finalement que peu d’importance., Même quand on est favorable à une collaboration de classe, de vieux restes de centralisme démocratique peuvent toujours être utile. « Peu importe que le chat soit blanc ou que le chat soit gris pourvu qu’il attrape la souris », disait déjà le vieux président Deng à l’époque où le stalinisme de marché (au bout du compte le régime fantasmé par tous les capitalistes de la planète) a remplacé le stalinisme tout court.

Au dernier congrès de la CGT, à Nantes, on a à peine entendu l’opposition. Des représentants d’unions locales et d’organisations syndicales CGT d’entreprises avaient pourtant décidé de désigner comme candidat Jean-Pierre Delannoy (métallurgie du Nord-Pas-de-Calais). Ce dernier était toutefois monté au feu comme avaient chargé les légionnaires à Camerone : pour la beauté du geste. Bernard Thibault, largement soutenu en interne, était assuré d’être réélu pour un quatrième mandat et la candidature de Delannoy a été qualifiée de « symbolique » car, n’est-ce pas, « tout était ficelé ».

On avait pu d’ailleurs, à propos de symbolique, constater la pugnacité plutôt faiblarde de Thibault quand il s’était agi de soutenir les CGT de Continental traduits devant les tribunaux et en particulier leur leader, le très charismatique Xavier Mathieu qui pour avoir dit ce qu’il pensait de la mollesse, pour ne pas dire le couillemollisme[1. « La CGT, on les a pas vus. Les Thibault et compagnie, c’est juste bon qu’à frayer avec le gouvernement, à calmer les bases. Ils servent juste qu’à ça, toute cette racaille. »] de la nouvelle icône du syndicalisme modernisé, s’était retrouvé au dernier moment déprogrammé d’un débat à la fête de l’Huma 2009.

Bon, maintenant connaissez-vous Sophie de Menthon ? Si l’on dit souvent que Bernard Thibault est coiffé comme Mireille Matthieu, Sophie de Menthon, elle, a quelque chose d’une héroïne des Feux de l’amour, avec l’image de l’executive woman telle que l’on s’imagine dans les maisons de retraite. Blonde, souriante et impitoyable. D’autant plus impitoyable que, comme un reflet inversé de Bernard Thibault qui voudrait faire avaler la fable d’un syndicalisme réformiste façon CFDT, Sophie de Menthon, elle, veut faire croire à quelque chose d’encore plus énorme : la possibilité d’un capitalisme moral. Sophie de Menthon n’a pas peur des oxymores. Elle a sans doute acquis cet aplomb dans le comité d’éthique du Medef. Elle a même crée, sans doute inspirée par ce joli mot aristotélicien un mouvement qui est aussi un acronyme, Ethic et qui signifie Entreprises de taille humaine, indépendantes et de croissance. Si Bernard Thibault fait semblant d’oublier la lutte des classes, Sophie de Menthon, elle, fait semblant d’oublier la tendance à la concentration monopolistique de l’économie de marché et que la « taille humaine » se trouve souvent chez des sous-traitants étranglés, obligés de réduire les coûts pour garder des marchés qui sentent sur leur nuque le souffle des grands groupes quand ce n’est pas le talon de fer des multinationales. Mais nous savons qu’Orwell et Machiavel sont déjà aux portes de la Ville et que les mots ne veulent plus dire grand chose, voire adoptent assez perversement le sens contraire. On commence juste, par exemple, à comprendre malgré les économistes de garde médiatiquement corrects que le mot réforme prononcé par un membre du gouvernement ou un patron, même affilié à Ethic, veut dire recul social et adaptation aux exigences de plus en plus délirantes du marché.

Mais Sophie de Menthon, dans sa croisade pour un capitalisme à visage humain (on vous interdit de rire dans la salle, surtout ceux du fond à gauche) a trouvé un allié dans le monde syndical et pas n’importe qui. Bernard Thibault lui-même. Si, si, ils viennent même de signer un communiqué ensemble. Bon, il y a aussi la CFDT mais il y a longtemps que l’on est habitué à la collaboration de classe pratiquée depuis Nicole Notat par cette centrale toujours prête aux compromis de toutes sortes pour avoir l’air respectable et mendier un satisfecit de Madame Parisot.

Et sur quoi porte donc la nouvelle alliance entre Ethic et la CGT : une augmentation générale des salaires ? Allons, allons, nous sommes entre gens sérieux. De nouveaux droits pour les représentants syndicaux au sein des comités d’entreprise ? Cessez, je vous prie, cela devient indécent.

Non, vous semblez oublier que nous avons affaire à deux grandes consciences morales, humanistes, et tout et tout. Sophie et Bernard ont cosigné d’une grande générosité dont le titre vous dira assez suffisamment ce dont il s’agit : « Approche commune sur les conditions de régularisations des travailleurs sans-papiers ». Pour résumer, main dans la main, Sophie et François, la bouche en cœur, vont aller proposer à Xavier Darcos que toute cette main-d’œuvre assez massivement et honteusement employée dans des secteurs comme le BTP et la restauration, soient traités à égalité de droit puisqu’ils cotisent déjà pour la retraite et la sécu.

On peut être certain que Bernard Thibault est persuadé qu’il a fait une bonne opération, qu’il va être applaudi à deux mains et par le patronat pour son ouverture d’esprit et par la gauche morale, tellement morale, qu’elle passe son temps à sangloter sur le sans papier comme figure ultime de l’oppression. Le problème, c’est que Thibault semble avoir oublié un vieux proverbe latin : « Timeo Danaos et dona ferentes » (je me méfie des Grecs, même quand ils font des cadeaux). Le libéralisme, par essence, adore la libre circulation. Celle des capitaux, des marchandises et des corps. Il faut être naïf comme un identitaire pour croire que l’économie de marché a une nation. L’immigration clandestine, c’est l’armée de réserve du capitalisme ou, selon les circonstances ses tirailleurs sénégalais, pendant la guerre de 14, envoyés en première ligne pour qu’on ait le temps de se réorganiser à l’arrière. Et, de fait, un moyen comme un autre de faire baisser les salaires et les droits, de maintenir la pression contre les revendications.

À la limite, dans cette histoire, la néo-libérale Sophie de Menthon est cohérente avec elle-même. C’est Thibault qui sur ce coup-là, encore une fois, semble oublier au nom du « réalisme » qu’il vient de se faire complice d’un mauvais coup contre le monde du travail.

Et que, de Benoît Frachon à Henri Krasucki, on doit, ces temps-ci, se retourner dans les tombes rouges de l’émancipation. Les tombes sur lesquelles pleure désormais une jolie fille abandonnée par presque toute sa famille. Une jolie fille qui ne connaissait ni Noirs, ni Blancs, ni Arabes, mais seulement le prolétariat. Une jolie fille qui ne faisait pas dans la moraline. Une jolie fille qui s’appelait lutte des classes.



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Ancien militaire et journaliste, Martin Terrier est consultant pour des ONG et travaille actuellement à une histoire de l'escadrille Normandie-Niemen.

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