« Les gens qui ont des enfants ne savent pas ce qu’est le bonheur de ne pas en avoir. » J’ai opportunément oublié à qui j’ai piqué cette formule – que son auteur se manifeste s’il lit ces lignes. En tout cas, je l’ai immédiatement faite mienne. À quoi il faudrait ajouter que les gens qui n’ont pas d’enfants sont très heureux que la plupart de leurs contemporains aient fait le choix inverse, et pas seulement parce que leurs chers bambins financent leurs retraites, mais parce que personne n’a envie de vivre dans un monde suicidaire. De ce point de vue, la France dispose peut-être d’une main invisible qui permet de concilier la liberté de chacun et l’intérêt de la collectivité.
[access capability= »lire_inedits »]Il est donc fort heureux que la plupart des femmes choisissent d’être mères – le choix étant la norme sous nos contrées, sauf à considérer que quelques commandos anti-IVG et quelques cliniques récalcitrantes suffisent à proclamer que la réaction a gagné. En se délivrant de son surmoi divin, l’humanité s’est débarrassée de la toute-puissance du père. Et, franchement, elle a bien fait. Sur ce coup-là, on ne m’entraînera pas dans le camp des nostalgiques. L’ennui, c’est qu’il ne s’en est pas remis, le père, d’être transformé en papa. Comme l’observe David Desgouilles, de tout-puissant, il est devenu inexistant. En attendant, si on a troqué le patriarcat pour le règne totalitaire de la mère en gloire et de l’enfant-roi, il n’est pas certain qu’on ait beaucoup progressé.
Aussi, que nos aimables génitrices se rassurent. Nous n’avons aucune intention belliqueuse et encore moins meurtrière à l’égard des femmes qui nous ont mis au monde – celles que, dans le privé, nous appelons »maman ». Bien entendu, ce n’est pas elle, mais la Maman majuscule, symbolique et étouffante au point d’avoir englouti son autre, qu’il s’agit de tuer. Le pouvoir de la Mère peut être exercé par des hommes et même, de plus en plus, par l’Etat. Il est d’autant plus terrifiant qu’il s’impose par la sollicitude et se légitime par l’amour, d’autant plus insidieux qu’il réduit chacun à l’état supposément heureux d’enfant.
Charlotte Liébert-Hellmann et Florentin Piffard observent justement que cette idéologie maternaliste, dont Élisabeth Badinter observe les progrès avec effroi, ne s’impose pas réellement dans la vie concrète des Françaises. Tant mieux : on n’aimerait guère voir nos rues peuplées de dames allaitant des gaillards de trois ou quatre ans sous l’œil admiratif des passants. De fait, pour peu qu’on soit prête à endurer les regards incrédules, compatissants ou ironiques, il est parfaitement possible, dans nos sociétés libérales, de vivre sans enfant ou d’en élever huit. On peut s’énerver sur le partage des tâches domestiques qui, comme le constatait ironiquement Muray, « demeure depuis quinze ans parfaitement statique ». On dira que pas assez de crèches, que difficultés économiques, que carrières ralenties. Et on aura raison. Mais le problème est-il vraiment là ?
Badinter a raison : quelque chose d’autre se joue, à la convergence des tendances les plus pénibles de l’époque que Michel Schneider avait brillamment dévoilées dans Big Mother. Comme elle, Jérôme Leroy pense que l’idéologie de la Mère va de pair avec celle de la Nature – point n’est besoin, pour cela, de pratiquer la reductio ad petainum, cher Jérôme. D’accord, ce n’est que de l’idéologie. Mais l’idéologie, ce n’est pas rien. On a fini par oublier qu’elle pouvait transformer le monde, et pas forcément pour le meilleur.
Celle-là peut en outre revendiquer l’héritage du féminisme. La mère triomphante d’aujourd’hui est-elle la fille de la femme libérée d’hier ? Élisabeth Badinter assure que le courant universaliste auquel elle appartient est étranger à cette glorification par la maternité de l’essence féminine. On ne peut que lui en donner acte. À l’inverse, elle semble appeler de ses vœux un monde libéré de la nature et du biologique dans lequel hommes et femmes échangent leurs rôles en permanence dans une égalité apaisée parce qu’elle confine à l’identité. Reste que les unes, en niant le rôle de l’homme, et les autres, en faisant de celui-ci non seulement l’égal mais le semblable de la femme, pourraient bien aboutir au même résultat : un monde où les hommes seront des femmes comme les autres et les pères des mères comme les autres. C’est-à-dire un monde sans hommes peuplé de femmes des deux sexes. On ne saurait en imaginer de plus effroyable.[/access]
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