Certains mots semblent avoir une influence magique sur l’entendement des lecteurs. Il suffit de les caser dans un article pour avoir des effets aussi spectaculaires qu’immédiats : les parties les plus développées du cerveau s’éteignent et le lecteur commence à aboyer. La dernière manifestation de ce phénomène date d’aujourd’hui. Ça a commencé avec une révélation du Wall Street Journal : « De grands hedges funds américains joueraient l’euro à la baisse. » Rien que les mots « hedges funds américains » (et encore des grands !) vous font serrer les poignes et les lèvres – qu’est-ce qu’ils nous font encore les salauds ? Vous lisez la suite et les mots clés vous cognent les uns après les autres. George Soros – qui a joué et gagné lui-même contre la banque d’Angleterre en 1992 – est dans le coup. Et puis il y avait ce dîner à New York le 8 février dernier, où quelques gérants de hedges funds « anglo-saxons » (c’est-à-dire sans scrupules) ont décidé de faire tomber l’euro, le poussant, selon les sources de WSJ, jusqu’à la parité avec le dollar !
« Il y a plein fric à faire » : c’est le leitmotiv des conversations au dîner du 8 février, nous dit le Wall Street Journal, qui est en mesure de nous livrer la méthode des commensaux : l’effet de levier ! Il suffirait de miser 5 millions de dollar pour en gagner 100 ! En fait, ces deux chiffres avancés par le journal américain signifient autre chose. Ces fonds d’investissement lèvent un capital 20 fois supérieur à leur apport, c’est-à-dire qu’avec 5 millions sortis de leurs poches ils peuvent investir 100 – la différence étant empruntée – et non pas en gagner autant – le résultat exacte du pari n’étant pas prévisible. Peu importe. A cette étape, après le dîner et son parfum de complot, les hedges funds, George Soros et les Anglo-saxons, nous sommes dans le château de Frankenstein. Mais ce qui est important ce n’est pas l’effet levier financier, mais plutôt l’effet levier médiatique : comment ce conte a pu ensorceler tant de journaux et paralyser tout sens critique.
La réalité est beaucoup moins romantique. Les fonds d’investissement n’ont probablement pas les moyens – effet de levier compris – de changer radicalement le cours de la parité euro/dollar, les volumes des échanges et des réserves mondiales en devise européenne étant bien trop importants. En revanche, ces Anglo-saxons estiment, et ils ne sont pas les seuls, que l’euro s’est engagé sur une pente baissière et essaient de profiter au maximum de cette tendance. Malgré une légende persistante, même George Soros en 1992 n’a pas « cassé » la Bank of England, il a simplement parié contre elle, étant parmi les seuls à deviner que la banque centrale britannique n’avait pas les moyens de résister à une tendance lourde.
Face à l’euro, la véritable arme des hedges funds est l’opinion publique : un éventuel mouvement de panique pourrait accélérer la dynamique existante. Pour provoquer un tel phénomène ils manipulent les médias avec des histoires comme celle du dîner où le sort de l’euro a été tranché. Sans mettre en doute l’existence de cet événement, on peut légitimement se poser des questions sur sa véritable importance et la dramatisation excessive.
Mais au-delà de ces considérations, le plus étonnante est que cette information est aperçue comme une très mauvaise nouvelle, un complot ourdi par les Anglo-saxons pour mettre l’Europe à genoux. Sauf qu’il n’est nul besoin d’être économiste pour se poser une question : un euro plus faible vis-à-vis le dollar n’est-il pas une bonne chose ? N’aurait-il pas un effet bénéfique sur les exportations de la zone euro ? Je ne l’ai pas vérifié encore, mais il y a fort à parier que Louis Gallois et Carlos Ghosn, par exemple, ne sont pas trop mécontents et que beaucoup de leurs employés, chez Renault et Airbus/EADS, seraient, eux aussi, très heureux de voir l’euro s’échanger contre 1,20 dollar et non pas 1,5 voire pire. Chaque fois que le dollar s’affaiblit de dix cents, l’avionneur européen perd un milliard d’euros.
Il faudrait en revanche débourser plus d’euros pour le pétrole et les autres matières premières dont les prix sont en dollar, mais jusqu’à une certaine limite un euro plus faible est plutôt une bonne nouvelle pour l’économie européenne.
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