Si l’Union européenne est l’expression de 500 millions d’Européens ; si les directives et les règlements de l’Union européenne sont fidèles à la vie quotidienne de ses citoyens ; si ses principaux dirigeants sont les représentants des peuples européens, pourquoi craindre alors la tenue de référendums sur le maintien ou non des peuples au sein de l’Union européenne ? Quels sont les fondements de cette peur contre la « vox populi » ? Cette angoisse ne signifierait-elle pas que les dirigeants eux-mêmes sont plus amoureux des idées sur l’Union européenne que sur les effets qu’elles produisent sur leurs peuples ? Et si ces idées peuvent être rejetées par les peuples, si en ce sens « la loi ne peut être que le reflet idéal, conscient de la réalité, l’expression théorique absolue des puissances pratiques de la vie », comme le répètera Karl Marx, les « grands » de ce monde sont-ils plus attachés au reflet qu’à la réalité concrète ? L’existence ordinaire, celle de tous les jours, n’a-t-elle pas son mot à dire en tant qu’elle vit, sent, et respire, la réalité de l’Union européenne ?
Les diverses réactions jusqu’à l’injure des « bureaucrates de l’intelligence » ou des « savantissimes bureaucrates de métier », selon toujours les mots de Marx, sur la nouvelle crise de l’Union sont toutes révélatrices des écarts entre la vie réelle et la vie rêvée. La crise comme le rappelle son étymologie est une décision. Décision sur la fin de l’Union européenne pour les souverainistes ; décision sur sa refondation pour les réformistes. Mais ces deux décisions sont toutes deux insuffisantes pour cerner et saisir l’événement en cours. Il s’agit d’un combat déjà joué entre De Gaulle et Monnet, entre la Nation et la Fédération ; entre l’Europe comme regroupement d’Etats ; et l’Europe comme intégration et dissolution totale de tous les Etats ; entre l’Europe des Nations, et les Etats-Unis d’Europe. Mais personne ne s’interroge sur les liens philosophiques entre les Etats et l’Europe ; entre l’Etat comme esprit du peuple ; et l’Union européenne comme l’esprit des Européens. Comme si entre l’union nationale et l’Union européenne s’exprimaient des différences essentielles. Il est évident que toute union (union bancaire, union économique et monétaire, union des capitaux, union douanière, monnaie unique…), à savoir la destruction de toutes les particularités locales pour les fondre sous une même entité abstraite et globale, prend ses racines à la même source : le Capital.
Un capitalisme bleu-blanc-rouge vs un capitalisme européen
Entre Marine Le Pen et Jean-Claude Juncker, la différence est seulement chronologique. La présidente du Front national voudrait revenir à la France d’avant ; et le président de la Commission européenne veut une France d’après. Mais, là encore, personne ne se demande si ce retour en arrière ou cette poussée en avant n’est pas simplement provoquée par le même moteur. Ni Marine le Pen, ni Jean-Claude Juncker ne s’opposent au capitalisme. Chacun des deux admet l’économie de marché comme fondement de la démocratie moderne. L’une veut un marché à visage national ; l’autre un marché à visage international. Mais tous deux se rejoignent et s’accordent sur le dispositif capitaliste qu’il faudrait pourtant combattre. Un capitalisme bleu-blanc-rouge ou un capitalisme européen dont les destinées sont identiques : déraciner les peuples qu’ils soient nationaux ou européens afin d’accroître la richesse qu’elle soit nationale ou européenne.
Or ici encore personne ne prend en considération l’immense majorité de ceux qui produisent : le peuple. Celui-ci est aujourd’hui pourtant aliéné, et celui-ci ne produit plus en vue de lui-même mais toujours en vue de son aliénation : l’argent, qu’il s’exprime en euro ou en franc. Le peuple sera dans tous les cas transformé en marchandise nationale ou européenne pour se jeter dans le salariat. Un salariat qui n’est autre que la mise en équivalence de tout le monde à partir de la monnaie qu’il soit banquier et émerveillé ou ouvrier et désespéré. Or, le Front national défendra-t-il l’ouvrier français ou bien le banquier français dont les intérêts au sein du capitalisme divergent ? Ou feindra-t-il de soutenir les uns au nom de la France pour mieux jeter les autres dans un capitalisme national, histoire de conserver l’héritage libéral de son parti créé en 1972 ? Soutient-il la loi travail ou la conteste-t-il réellement? Soutient-il alors le capitalisme, ou le rejette-t-il ? Ainsi, vouloir restaurer la souveraineté de la France au nom de l’héritage républicain reviendrait dans tous les cas à soutenir les fondations bourgeoises des Lumières : les droits de l’homme et le doux commerce ; la substitution de la guerre à balles réelles à la guerre à balles économiques ; à la guerre concurrentielle entre les peuples européens — Schengen — ou à l’intérieur des Etats européens — burn out vs parachute dorée.
Nous ne voyons ainsi plus de « gueules cassées » dans notre époque européenne, mais des corps écrasés par le mouvement engagé lors de la création de la Communauté économique européenne fondée en 1957 lors du traité de Rome. Comme le rappelaient Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn, l’ancien patron du FMI, dans une tribune au journal le Monde en 2004 : « En effet, tous les traités européens du passé ont été économiques : le traité de Rome avec l’Union douanière, le commerce, la concurrence ; l’Acte unique avec le grand marché ; le traité de Maastricht avec la monnaie unique ». L’Europe sociale, l’Europe des Nations et l’Europe libérale sont donc les échos lointains d’un grognement vorace : un cerbère à trois têtes rongeant jusqu’à l’os la liberté réelle des peuples. L’enjeu est bien aujourd’hui de ne pas remettre en cause leur colère légitime, mais de la réorienter vers « les choses qui le méritent », comme le recommandait Aristote. « D’où la colère contre les propagandistes, puisque qu’en répétant inlassablement et par tous les moyens qu’il n’y avait pas d’alternative à l’ordre néolibéral en Europe, et que la dissolution des peuples dans le marché mondial était l’unique horizon de l’Histoire, ils ont précisément travaillé à interdire l’action, ont barré l’avenir, et ont donc condamné les peuples à des vengeances imaginaires. Or le refus d’interpréter la misère sociale et les bouleversements historiques en termes de luttes de classes a toujours conduit à les interpréter en termes de luttes de races », selon les analyses du philosophe français Jean Vioulac, notamment auteur de La logique totalitaire, essai sur la crise de l’Occident. L’urgence est donc aujourd’hui triple : ne pas se laisser bercer par les réformateurs de l’Union européenne tout en ne se laissant pas berner par les critiques purement nationales de l’Europe, pour permettre enfin, juste avant le coup de sifflet final, de marquer le but victorieux de la délivrance des peuples.
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