Ceci n’est pas un tombeau, dans le sens où, même après son décès, il est impossible d’associer Maurice G. Dantec à aucune réalité statique, et qu’on se voit mal dédier à l’auteur de Babylon Babies autre chose qu’un genre de capsule interstellaire. Sa littérature aura été la plus dynamique de son temps, dans tous les sens du terme : la dynamique interne d’une pensée comme en fusion permanente ou la dynamique d’une quête intérieure et métaphysique en accélération constante. Aussi, appréhender ses romans monstres, chaotiques, proliférant, avançant par mutations subites, sous le seul angle de la forme finie, et juger parfois, par exemple, leur équilibre douteux, leur logique confuse, leurs virages trop déroutants, relève d’une perspective inadéquate, puisque c’est oublier qu’ils sont avant tout un processus ouvert à l’infini, lequel, s’il compose difficilement avec la fixité, offre par ailleurs des possibilités magistrales.
Des mondes post-apocalyptiques
Oswald Spengler définissait l’âme occidentale par certains traits caractéristiques uniques et repérables dans ses expressions diverses : le calcul infinitésimal, la perspective en peinture (et donc la ligne de fuite), la musique au rythme non-circulaire, tous ces traits traduisant sur divers plans le même élan vers l’infini manifesté avec une obsession plus centrale qu’ailleurs (dans l’Antiquité grecque, le divin était au contraire le « fini » opposé au chaos de l’illimité). Cet aspect de l’âme occidentale que Spengler qualifiait de « faustien » est tout particulièrement sensible dans l’œuvre de Maurice G. Dantec, d’où, également, la réactualisation flamboyante du mythe occidental qu’elle nourrit : le pionnier, le conquérant, le navigateur, l’explorateur, reprenant toujours la même course après le soleil à laquelle se livrèrent dès l’origine les peuples du couchant, et, avec Dantec, cette course se poursuivant dans les espaces intergalactiques, dans des mondes post-apocalyptiques, dans des réalités parallèles, alors que le Français canadien exilé à Montréal qu’il était paraissait rejouer en littérature l’aventure ratée de la France au Nouveau Monde.
Cette dynamique radicale qui anima son expérience littéraire avait le paradoxe pour moteur et les cultures les plus diverses comme carburant. C’est ainsi qu’au moment où une certaine littérature parisienne se desséchait dans un nombrilisme de microbe, Maurice Dantec rouvrait le champ en grand panoramique, avec cette sauvagerie si grisante de ne tenir compte d’aucune segmentation académique ou arbitraire comme, par ailleurs, il n’eut jamais la moindre considération pour les bornes de la bienséance politique. Recombinant sans cesse les éléments du polar, du cyberpunk et de la littérature blanche, pour offrir des formes mutantes parfois génialement inouïes (pensons à Villa Vortex où une enquête de polar avortée donne lieu à une quête mystique dont la réussite fait vriller la narration elle-même), Dantec était capable de mettre en contact, au sens alchimique du terme, Gilles Deleuze et Joseph de Maistre, Nietzsche et Bloy, le junk ADN et la parousie, le rock et les trous noirs. Ça changeait tout de même des attouchements de Christine.
L’absolu en ligne de mire
Dantec tenta de forger une littérature à la hauteur d’une époque apocalyptique que caractérisent des crises et des révolutions majeures sur tous les plans. Seule la littérature pouvait en effet explorer ce gouffre où nous sommes en considérant dans le même prisme les différentes facettes du vertige. Qu’importe, ensuite, la traduction finale, philosophique, idéologique, d’un processus qui déborde systématiquement ces cadres pour multiplier les fulgurances. Loin du simple divertissement érudit ou de l’illustration fictionnelle d’un catéchisme de centre-gauche à quoi se résume l’immense majorité de la production littéraire française contemporaine, les livres de Dantec rappelaient l’existence et la préséance d’une « littérature dure » comme il y a des « sciences dures », non pas forcément difficile, quoi que la sienne le fut souvent, mais attelée à défricher des pans entiers du réel avec autant de légitimité que la physique, l’anthropologie ou la philosophie la plus sérieuse.
On sait très bien quelles nécrologies les grands médias réservent à Maurice Dantec, l’hommage un peu gêné qu’on lui rendra, et qu’après avoir évoqué son zénith commercial à l’extrême fin du XXe siècle, on arguera d’un long déraillement tant politique qu’artistique, tant artistique que psychologique. Et ce sera attendu, convenable et aveugle. Comme toujours on passera à côté du véritable enjeu et de l’épreuve réelle. Certes, son état physique comme psychique s’était très visiblement détérioré ces dernières années. Mais quoi ? Lui avait pris des risques qu’aucun de ces pisse-copies germanopratins interchangeables et qu’on traite avec délicatesse parce qu’ils ne renversent jamais la salière ne seraient en mesure d’envisager. Lui avait pris la littérature au sérieux et l’absolu en ligne de mire. Il s’y est consumé littéralement. C’est pourquoi il m’est difficile d’imaginer sa mort autrement qu’à la manière d’un décollage trop hâtif. Get high, Captain.
Liber mundi, I : Villa Vortex de Maurice G. Dantec ( 30 septembre 2004 )
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