Je sais qu’on va se moquer de moi (et c’est peu de le dire), surtout dans l’entourage de Causeur, depuis que j’ai à plusieurs reprises exprimé mon intention de voter pour Alain Juppé, s’il est présent au second tour de la prochaine élection présidentielle. Alors, comme disait Aragon citant Racine : « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique. »
Si je compte bien, en 2017 je voterai pour la sixième fois aux élections présidentielles. Et pour la première fois de ma vie, je risque donc de voter à droite. En 1988, j’avais voté Mitterrand. Ce n’était pas un vote d’adhésion, c’était déjà un vote pour le moindre mal.[access capability= »lire_inedits »] Après un premier tour pour André Lajoinie, candidat PCF, tendance communisme rural de l’Allier, il me semblait logique de m’opposer à Chirac. Le Chirac de cette période-là (il y a des périodes Chirac comme il y a des périodes Picasso) était franchement thatchérien. Il avait même dans son gouvernement un ministre délégué aux Privatisations, un certain Camille Cabana. Si je rajoutais à cela le mouvement étudiant de décembre 1986, dont la victoire s’était quand même soldée par la mort de Malik Oussekine, sans compter le massacre de la grotte d’Ouvéa en pleine campagne électorale, les choses étaient claires : Mitterrand, à défaut de représenter la gauche ou l’idée que je me faisais de la gauche, n’était pas de droite. Son second septennat devait me montrer à quel point je m’étais trompé, mais c’est une autre histoire.
En 1995, je me suis déjà senti vaciller, après un vote Robert Hue, communiste qui ne l’était presque plus. Entre Jospin, soutenu par Alain Minc, et Chirac qui renouait, via la fracture sociale de Todd, avec sa période « travaillisme à la française » en déclarant que l’emploi n’était pas l’ennemi de la fiche de paye, j’ai balancé et c’est la force de l’habitude qui l’a emporté. Chez nous, on ne votait pas à droite même quand elle tenait un discours de gauche, mais on votait à gauche même quand elle tenait un discours de droite. On peut y voir une forme de fidélité, ou de bêtise : allez savoir, c’est souvent la même chose.
En 2002, comme un certain nombre de communistes, j’ai choisi Chevènement. Hue avait clairement annoncé la couleur en transformant le PCF en annexe européiste du PS, façon radicaux de gauche. J’avais une autre vision des choses et j’ai vu en Chevènement cette résurrection du consensus implicite gaullo-communiste qui avait fait le bonheur des Trente Glorieuses : indépendance nationale sourcilleuse et modèle social avancé. Et quand est arrivé le second tour entre Le Pen et Chirac, j’ai voté blanc. Une analyse un peu froide de la situation montrait que Le Pen n’avait aucune chance, et je ne voyais pas pourquoi, malgré la pression morale d’une « quinzaine antifasciste » de pacotille, j’aurais donné ma voix à celui qu’on me présentait encore deux semaines plus tôt comme « super menteur » pour faire barrage à la « bête immonde », rien que ça…
Mais je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans n’ont pas pu connaître. Le casting des élections présidentielles de ce temps-là permettait encore l’affrontement de géants ou, en tout cas, de candidats qui avaient la stature. Tout a changé avec la présidentielle de 2007. On aura beau dire, ce ne sont pas les meilleurs de chaque camp qui se sont retrouvés en lice : Sarkozy contre Royal. Je m’aperçois d’ailleurs, assez étrangement, que si j’ai voté Royal, c’était pour des raisons… de droite. Pas cette droite à la fois affairiste et identitaire si bien incarnée par Sarkozy mais une droite old school, une droite gaulliste. Que Ségolène Royal parle de l’ordre juste (comme Thomas d’Aquin), soit fille d’officier et s’affirme contre son propre camp qui la détestait comme la droite détestait De Gaulle ne me déplaisait pas, même si déjà un méli-mélo sociétaliste commençait à apparaître chez elle.
Cinq ans de sarkozysme ayant confirmé mes pires craintes, après le beau score de Mélenchon au premier tour, j’ai finalement voté Hollande en 2012. Ou plutôt, comme tous les électeurs de Hollande, ou une grande partie, j’ai surtout voté contre Sarkozy. Je ne peux donc pas dire que j’ai été déçu par le hollandisme, je n’en attendais rien. Mais, par son art consommé de se prendre les pieds dans un tapis qui n’existe pas, ajouté à une veulerie timorée et brouillonne dans la façon de mettre en œuvre un programme néolibéral comme jamais ne l’aurait osé son prédécesseur, Hollande a achevé de me convaincre de ne plus jamais mettre un bulletin socialiste dans l’urne.
La gauche que j’aime, aujourd’hui, n’a plus d’expression politique audible. Tout ce qui est à gauche du PS s’enlise, comme après le référendum de 2005, dans des querelles de personnes et d’appareils plus que d’idées, et voit lui échapper une protestation sociale (manifs contre la loi El Khomri, Nuit debout, ZAD) qui grandit sans elle, qui grandit même contre elle.
Je suis donc veuf, ténébreux et inconsolé. Je pourrais ne plus voter, mais quand on me demande mon avis, je le donne. C’est autant dû à une certaine disposition de caractère qu’au civisme. Je ne vois pas, dans le contexte actuel, la gauche de la gauche française se transformer en une manière de Syriza et accéder au second tour : il y a donc de fortes chances que l’élection de 2017 se joue entre la droite et l’extrême-droite, ou la droite libérale et le socialisme libéral. Voter blanc, alors, comme en 2002 ?
La froideur de Juppé est une attitude saine : le président n’est pas un copain, ni une assistante sociale
Il y a pour moi, cette fois-ci, d’abord une différence politique : c’est que Marine Le Pen présente au second tour et gagnant à la fin n’est plus tout à fait de l’ordre de la politique-fiction. Et le seul qui me semble en mesure de la battre parce qu’il n’a jamais chassé sur ses terres, c’est Juppé. Il y a aussi une différence psychologique : c’est que si le candidat de droite est Juppé et qu’il est opposé à un candidat socialiste de droite (Hollande, Valls ou même Macron), j’ai ce coup-ci envie de punir le socialiste, de lui faire mal. J’ai trente ans de « discipline républicaine » du report derrière moi, ça commence à bien faire : ils m’ont trahi au-delà de l’imaginable.
Juppé, contrairement à tous les autres, je ne le méprise pas. C’est important de ne pas mépriser, en politique. On peut détester, mais mépriser celui qui vous représente, c’est vous mépriser vous-même et donc avoir honte. J’ai eu, en des circonstances diverses, honte de Sarkozy comme de Hollande. Après tout, la Ve République, hélas, est encore là et elle demande un roi qui l’incarne. Nos deux derniers présidents ont oublié qu’ils étaient rois, ils ont oublié la séparation entre les deux corps du souverain, théorisée par Kantorowicz. Le roi a un corps privé dont je n’ai rien à connaître, ni le tee-shirt trempé quand il fait son jogging, ni la marque du scooter quand il rejoint sa maîtresse. Et il a un corps politique qui incarne la nation. Si les deux se mélangent, on ne le respecte plus. Juppé, franchement, ce n’est pas trop ce genre-là malgré, sans doute, les communicants qui l’entourent comme tous les autres et qui vont l’encourager à être « sympa. ». On lui a assez reproché cette froideur, cette rigidité, cette distance. Moi, je la lis comme une attitude saine : le président n’est pas un copain, ni une assistante sociale à la manière de ces profs qui veulent faire ami-ami avec les élèves.
La seconde raison de ma dilection juppéiste est son âge. Les jeunes en politique m’agacent souverainement. On dirait que leur jeunesse est leur principal programme. Regardez Le Maire ou NKM, à droite : ils jouent tellement la carte de la jeunesse pour se différencier de leurs concurrents qu’ils finissent par faire de la politique comme des vieux encore plus vieux, ou alors ils disent des bêtises démagos – prendre le métro serait une aventure fantastique –, quand ils n’écrivent pas des livres dans lesquels ils se font masturber. Mais par leur épouse ; ils sont de droite, quand même. Et je ne parle pas de la génération des bébés Hollande : la brutalité d’un Valls Premier ministre, d’une Najat Vallaud-Belkacem à l’Éducation ou d’un Macron à l’Économie prouve assez, si besoin était, que la valeur, dans ce domaine, n’attend point le nombre des années.
L’âge de Juppé offre un autre aspect rassurant : il ne se représentera pas. Il y a donc des chances qu’il fasse ce qu’il promet, puisqu’il n’aura plus de compte à rendre. Ça ne m’enchante pas mais ça nous changera. Et puis au moins, comme son programme, le même que le néo-PS, fera disparaître par triangulation cette fausse gauche du paysage, il y a une chance pour que la mienne, la vraie, ait cinq ans pour se refaire dans une opposition franche à un homme qui sera européen, libéral mais aura aussi assez d’expérience et de culture (après tout il est normalien avant d’être énarque) pour savoir que la France est bien fragile et qu’il faut lui appliquer, en ces temps incertains, le vieux principe de la médecine antique que cet agrégé de lettres classiques connaît forcément : « Primum non nocere. » D’abord, ne pas nuire.[/access]
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