Jérôme Fourquet est directeur du département Opinion et stratégies d’entreprises de l’Ifop.
Manuel Moreau. La CGT n’a-t-elle pas une obligation de réussite dans ce mouvement social ? D’autant qu’elle doit aujourd’hui affronter la concurrence d’un mouvement comme Nuit debout qui, lui, n’a pas réussi à avoir la peau de la « loi travail »…
Jérôme Fourquet. Pour la CGT, l’enjeu est bien là : la victoire ou la mort. L’enjeu, c’est prouver que le syndicalisme et la CGT existent encore. Certes, la « Cégète » est toujours la première organisation syndicale, mais elle est en recul et il y a à son sommet une inquiétude que ce déclin s’accélère. Surtout que la « loi travail » peut avoir des retombées concrètes en la matière : ce que contient notamment ce texte, c’est un changement de paradigme puisqu’une plus grande place est censée être laissée à la négociation au sein de l’entreprise et cela est perçu par les stratèges de la CGT comme favorisant la CFDT qui est beaucoup plus dans cette culture-là. On voit d’ailleurs que la CFDT, dans un second temps, a pour ainsi dire co-rédigé cette loi avec le gouvernement.
À cette crainte d’un recul de la CGT, s’ajoutent des tensions en son sein depuis notamment l’affaire Thierry Lepaon qui a laissé des traces. Si au cours du congrès de la CGT qui a suivi, Philippe Martinez a été élu très confortablement, ces tensions et ces oppositions sont toujours là. Il y a ainsi, dans les rangs de la CGT, la tentation d’une certaine radicalité. On le voit aujourd’hui avec la branche chimique et pétrolière qui est à la pointe de la mobilisation et qui apparaît comme une des « fédé » les plus dures de la confédération. Il y a donc un agenda interne : pour se ressouder, il faut un adversaire. Martinez le sait, il a conscience qu’une partie de sa base veut en découdre, il a donc besoin de cette confrontation.
Mais il n’y a tout de même pas que des raisons de boutique interne ?
C’est évident, la direction de la CGT a fait un calcul. On ne s’engage pas dans une épreuve de force comme celle-là sans avoir un peu pris la température. Ils se disent que le gouvernement est affaibli, qu’il y a un très profond désarroi dans les rangs de la gauche en général et dans le monde du travail en particulier, qu’il y a de nombreuses mobilisations (dont Nuit debout en effet) qui, même si elles ne font pas le plein, durent tout de même depuis un moment, que la CGT dans cette situation doit retrouver une légitimité et ne surtout pas se faire déborder par l’extrême gauche. Bref, pour les dirigeants cégétistes, il y a un terreau pouvant nourrir une offensive. Néanmoins, il apparaît un paradoxe : si on est capable de mobiliser un million de manifestants dans la rue, on n’a pas besoin de bloquer le site pétrolier de Fos-sur-Mer…
Mais il ne faut pas se focaliser sur les seules raffineries. Il ne faut pas oublier qu’il y a également un mouvement à la SNCF, où la CGT est encore assez puissante, avec deux jours de grève par semaine depuis la semaine dernière et l’objectif d’aller jusqu’à l’Euro comme ça. Ce mouvement-là, assez suivi chez le personnel dit « roulant », est motivé par la négociation d’une convention collective préparant l’ouverture à la concurrence du rail. Les salariés de la SNCF pensent, à juste titre je crois, que leurs conditions de travail vont se dégrader. On a donc là aussi des circonstances particulières qui viennent s’ajouter à une opposition plus globale à la loi travail. N’oublions pas non plus que la grève est également en train d’être votée dans le nucléaire. Tout cela s’agglomère donc et permet ainsi à la CGT de pouvoir faire entrer dans la bataille ceux qui forment ses troupes de choc.
Quand on se souvient de l’épisode du CPE, on peut se dire que le calendrier de la CGT n’est pas idiot : en fin de mandat, les exécutifs peuvent lâcher du lest pour éviter trop de remous dans la dernière droite avant la nouvelle présidentielle. Cependant, pour l’instant, le gouvernement a opté pour la posture martiale.
En 2006, jusqu’à la fin, Dominique de Villepin a bombé le torse, mais il a finalement été abandonné et sacrifié par Jacques Chirac et il est sorti de cet épisode « en slip », si vous me permettez l’expression. Et c’est là que Nicolas Sarkozy prend son envol, définitivement, vers 2007. Vu la tournure que prennent les événements, on est vraiment dans l’épreuve de force et plus personne ne peut lâcher. À commencer par Philippe Martinez. Il lui est difficile de faire machine arrière. Il ne faut pas oublier que depuis le CPE aucun mouvement social et syndical n’a débouché sur une victoire. La réforme des retraites sous la droite en 2010 est passée malgré des centaines de milliers de personnes dans la rue. Trois ans plus tard, la réforme des retraites menée par la gauche, certes plus modestes, n’a pas non plus été bloquée. La réforme du travail le dimanche et la loi Macron sont également passées.
Du côté de l’exécutif, il n’est pas impossible que se rejoue l’épisode du CPE. On croit déjà déceler des indices selon lesquels Manuel Valls serait plus va-t-en-guerre que François Hollande, ce qui ne serait pas totalement étonnant… Néanmoins, le chef de l’Etat a déjà mangé son chapeau il y a quelques semaines sur la déchéance de nationalité. Le 49-3, rappelons-le, a été dégainé sur la loi travail et le bras de fer engagé avec les frondeurs du PS. L’exécutif répète matin et soir qu’il ne lâchera pas, alors même que des concessions ont déjà été faites sur le contenu texte. François Hollande est à 14%-15% de popularité dans les enquêtes d’opinion. S’il lâche là-dessus, c’est terminé pour lui. Voilà pourquoi ce à quoi nous assistons est spectaculaire : nous allons vers une confrontation au cours de laquelle aucun des deux camps ne peut abdiquer.
Mais le pays, lui, sur cette question de la loi travail, quel autocollant arbore-t-il sur son poitrail ? Celui de la CGT ou de la CFDT ? Arnaud Montebourg a proposé, comme Jean-Claude Mailly de FO, le recours à un référendum. Si une telle consultation avait lieu — ce qui paraît improbable — sur quel résultat cela pourrait-il déboucher ?
Les gens répondent rarement à la question qui leur est posé lors d’un référendum. Si une telle consultation était organisée, au regard de la situation sociale délétère et de la défiance record et historique dont souffre l’exécutif, ce référendum serait utilisé à l’évidence pour sanctionner François Hollande. Prenons un électeur de droite : autant il est favorable à cette loi, autant il sera séduit par l’idée de déboulonner le chef de l’Etat avec un an d’avance sur le calendrier électoral. Si on avait un référendum de ce genre, il y aurait une sorte de « convergence des luttes » : Mélenchon et Martinez seraient capables de voter comme Copé et Wauquiez.
Mais oublions cette histoire de référendum. Dans nos enquêtes d’opinion, à deux- ou trois points près, nous avons aujourd’hui deux tiers des Français qui disent trouver « le mouvement justifié ». Ils n’en sont peut-être pas des soutiens purs et durs, mais on note que depuis la semaine dernière, ça n’a pas vraiment varié. Le gouvernement, lui, parie bien évidemment sur un retournement de l’opinion, sur un agacement des Français contraints de faire la queue aux stations-service, voire d’abandonner un temps leurs voitures pour cause de pénurie de carburant. Mais ce retournement, pour l’heure, n’est pas là. Pour les Français qui ont un peu suivi les débats, la loi El Khomri, c’est surtout deux choses : assouplissement des conditions de licenciement pour les patrons et négociation entreprise par entreprise du montant des heures supplémentaires. Deux sujets qui ne sont pas hyperpopulaires. Alors même que, précédemment, les Français se sont plutôt laissés convaincre à l’idée de la politique de l’offre, du pacte de responsabilité, à savoir qu’il n’était pas idiot de soulager le « fardeau » des entreprises pour qu’elles puissent embaucher, autant là ils sont opposés à ce deuxième étage de la fusée que le gouvernement veut installer : flexibiliser et fluidifier très largement le monde du travail. Pour les Français, ça va trop loin.
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