Jean-Clément Martin est professeur à l’Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF), Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne. Parmi ses publications récentes, figurent Violence et révolution : Essai sur la naissance d’un mythe national (Paris, 2006) et La révolte brisée : Femmes dans la Révolution et l’Empire (Paris, 2008).
Plus de deux cents ans après 1789, peut-on déclarer : « Citoyens, la Révolution est finie » ? Plus encore, vit-on une sorte de backlash qui verrait, comme pour Vichy et la Résistance, la légende noire succéder à la légende rose ?
La formule de François Furet entendait souligner un fait précis : la politique nationale n’est plus inscrite dans le paradigme né de la Révolution française, comme elle l’a été pendant tout le XIXesiècle et certainement encore jusque dans les années 1940. À la fin du XXesiècle, les valeurs essentielles de la République n’étaient plus les mêmes que celles qui avaient été proposées deux cents ans plus tôt. Les enjeux n’étaient plus enracinés dans les luttes entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires, ou entre catholiques et laïques. Les droits de l’homme tels qu’ils étaient invoqués au moment du bicentenaire de la Révolution n’avaient en commun avec ceux qui avaient été instaurés en 1789 que le nom.
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De ce point de vue, la Révolution est terminée, parce que toute la société a basculé dans une économie libérale adoucie par les redistributions sociales. Le clou du bicentenaire a été un défilé bien peu militant, défendant les droits de l’homme tous azimuts sans en donner une véritable définition politique, tandis que la chute du Mur achevait de ruiner l’identification entre socialisme-communisme et 1793. L’imagerie politique traditionnelle - prise de la Bastille, mort de l’enfant Bara, soldats de l’an II - a été contestée au nom des morts de Vendée, Robespierre comparé à Staline. L’entreprise des Lieux de Mémoire, bâtie par Pierre Nora, reflète bien le détachement de la mémoire nationale de ce passé sans cesse invoqué, mais manifestement désuet.
Dans le fond, vous exposez là la lecture idéologique qui prévalait en 1989, au moment des célébrations du bicentenaire. Fait-on la même aujourd’hui, ou la nuance a-t-elle conquis droit de cité ?
Vingt ans plus tard, les choses ne sont plus si simples. L’imaginaire le plus sommaire, donc le plus efficace, demeure toujours vivace. La guillotine, le remplacement de la noblesse par la bourgeoisie, la fin de la vie facile, la Terreur, mais aussi la lutte entre Girondins et Montagnards sont les principaux clichés autour desquels les argumentaires s’enroulent, même pour parler de football ! La prise de la Bastille et Marie-Antoinette demeurent incontestablement les grandes vedettes dans le bêtisier national (et international). la mémoire de la Révolution a retrouvé d’autres usages, servant de réserves d’exemples pour les théories politiques les plus variées. Après la « fin de l’Histoire« qui prédisait une victoire par KO du libéralisme, des mouvements issus de ce qu’on appelle la « société civile » ont dénoncé la faiblesse des propositions politiques classiques dans un contexte de malaise croissant. En même temps, les guerres régionales, le « terrorisme international » et les migrations ont redonné une actualité au rôle de l’Etat dans la défense collective en temps de crise. Dans ce contexte nouveau, l’histoire de la Révolution permet de repenser les désaccords entre principes et réalités. Quel prix, par exemple, est-on prêt à payer pour l’égalité ? Face à la « crise », aux migrations, au terrorisme, aux spéculateurs-traders, on peut imaginer des solutions de « salut public » qui vont de pair avec la mise en place de systèmes sécuritaires. Le temps de la Révolution devient le moment de la guerre totale, de la justice populaire, de la nation à définir…. l’an zéro de notre condition « moderne », soumise aux totalitarismes réels ou rampants.
En tout cas, quand Jean-Marie Le Pen se réclame de Valmy, on a le sentiment que la Révolution ne divise plus. Est-ce le préalable à sa disparition de l’imaginaire politique ?
Quand Jean-Marie Le Pen s’est réclamé de Valmy, il y a eu des remous et des manifestations. Ségolène Royal a rappelé qu’il y a encore des Bastilles à prendre. Bref, l’imaginaire révolutionnaire n’affiche pas un encéphalogramme complètement plat. L’Histoire n’est pas entièrement aseptisée et dénaturée dans des formules creuses et des commémorations dénuées de signification ; mais elle demeure comme un abcès mal cicatrisé, un moignon douloureux quand le temps change. La Révolution n’a pas tout à fait perdu son potentiel diviseur.
Quel rôle ont joué les historiens professionnels ?
Le débat sur la Révolution n’a jamais été réservé aux professionnels. Chercheurs, académiciens, journalistes, polémistes, artistes s’en sont emparé avec la même passion d’en découdre. Chez les universitaires eux-mêmes, depuis Aulard jusqu’à Tulard en passant par Soboul ou Furet, la polémique a souvent pris le pas sur les démonstrations élégantes pour colloques savants.
Tout cela commence à dater…
Oui, le débat se déplace, comme en témoigne l’engouement pour Marie-Antoinette. Dans ses profondeurs, l’opinion, plus sensible au « monde que nous avons perdu », est toujours favorable à la reine. La Cour d’avant suscite des sentiments de haine et de fascination. Exactement comme le « bling-bling ».
Bilan un peu maigre. Quelle place reste-t-il pour la Révolution à l’ère de la victime quand tout le champ mémoriel est occupé par la guerre de 1914-1918, le génocide des juifs, l’histoire coloniale, l’esclavage ?
Il est certain que la guerre mondiale de 1914-1918 est devenue l’horizon de notre expérience mémorielle collective. La mort des derniers « poilus » y est sans doute pour quelque chose. L’Holocauste a ouvert une autre dimension. Les sensibilités sont marquées par la violence qui a causé ces dévastations. Pire même, le monde a réalisé que ces violences n’étaient pas seulement le fait d’individus dévoyés ou politisés mais de gens ordinaires soumis et imbéciles, bref du voisin d’en face. Toute la vision de l’Histoire en a été bouleversée. La victime est devenue une figure essentielle, remplaçant martyrs et héros. Dans cette perspective, l’histoire coloniale, la traite des esclaves et plus largement les relations inégalitaires entre communautés, ethnies et même entre sexes, sont des champs d’investigation bien plus importants qu’un événement politique comme la Révolution. Discréditée par la violence contre les opposants, l’absence de réponse aux questions de l’esclavage et de l’inégalité entre femmes et hommes, elle n’est plus seulement synonyme de liberté. Cependant, la mobilisation pour les victimes de la Révolution demeure limitée : la tentative récente de la part d’élus de faire voter une loi affirmant que la Vendée a été victime d’un génocide en 1793 et 1794 a fait long feu. Reste l’idée que toute révolution produit nécessairement des charniers à laquelle tentent de s’opposer les tenants d’une politique de salut public.
Qu’en est-il de la communauté scientifique ? La Révolution attire-t-elle encore étudiants et chercheurs ?
Contrairement à ce qu’on peut penser, il n’y a jamais eu de cohortes considérables de chercheurs en France sur le sujet (sauf dans les années du bicentenaire). Toutes disciplines confondues, on ne doit pas compter plus de quelques centaines de chercheurs travaillant sur ce sujet - ce qui correspond au nombre d’abonnements aux revues spécialisées. À l’étranger, le paysage est très disparate. La Chine consacre toujours une grande place à la période révolutionnaire dans ses manuels scolaires et compte un nombre non négligeables de chercheurs dans ce domaine, dont beaucoup ont récemment soutenu des thèses à Paris. Les débats sont encore vifs en Italie. Les historiens anglo-américains, évidemment, sont de loin le groupe le plus actif et le plus important. Une historiographie, peu traduite et pas toujours discutée, quasiment autonome par rapport aux travaux menés en France, existe en langue anglaise. La difficulté d’un certain nombre d’étudiants américains à lire le français renforce les divergences. Une revue importante comme French Historical Studies consacre de nombreuses pages à la période. Le renouvellement des sujets et des méthodes n’est pas toujours bien perçu de ce côté de l’Atlantique. Il convient aussi d’ajouter que les politistes et les juristes ont beaucoup investi dans l’étude de la période, introduisant leurs propres problématiques sur les questions constitutionnelles et idéologiques. L’articulation entre ces nouveaux et les historiens « traditionnels » n’est pas toujours aisée, d’autant plus que s’y ajoutent les problèmes de traduction que j’ai mentionnés.
Quelles sont ces nouvelles problématiques ?
Tout d’abord, elles sont intervenues en aval avec un intérêt croissant pour le Directoire ou l’impact de la Révolution sur les pays voisins et les colonies. Le « tout social » qui avait succédé au « tout politique » est maintenant battu en brèche par les approches culturelles (au sens américain du terme) avec tout l’attirail qui va avec? notamment celui des gender studies.
Que faire, comme disait l’autre ?
On n’a aucune assurance pour l’avenir, tant le nombre de chercheurs en histoire moderne, pour reprendre les qualifications françaises, demeure faible par rapport à celui des « contemporanéistes ». Mais il n’y a pas, (encore ?) de signes d’une relégation irrémédiable de la Révolution, ni par la mémoire, ni par l’Histoire. Pour l’historien que je suis, il est urgent de revenir à l’érudition pour percer les ballons gonflés à l’idéologie de la violence et pour rappeler les conditions exactes qui entraînèrent les Français dans des affrontements dont on finira par ne retenir que les « pages les plus noires » en les sortant de leur contexte, et donc en les privant de toute signification.
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