Au clair des vieilles lunes


Au clair des vieilles lunes
Photo: Marta Nascimento/REA.
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Photo: Marta Nascimento/REA.

Je n’ai vraiment pas de chance. Au moment de me lancer dans la rédaction de ce reportage – essentiellement réalisé derrière mon ordinateur, j’y reviendrai –, j’ai décidé de m’octroyer une dernière dose de télé-terrain, vu que j’avais lâché l’affaire plus d’une semaine avant, quelques jours après l’admirable dévoilement opéré par Maître Finkielkraut. Lequel, en un quart d’heure (fort déplaisant il est vrai pour lui et son épouse), a plus fait progresser notre connaissance du « laboratoire politique » de la place de la République, dixit Laurent Joffrin, que des centaines de reportages et éditoriaux aussi énamourés devant tant de nouveauté citoyenne que des parents devant le babil de leur bébé.

Pour moi, après des heures passées devant des débats dont ma mémoire n’avait retenu que le formalisme ridicule et le niveau désespérant, la messe était dite : Nuit debout avait montré son vrai visage en expulsant Alain Finkielkraut, révélant que cette foule ne s’unissait que pour haïr. L’agora, c’est comme ça. Chacun arrive avec son moi victimaire, sa cause incontestable et son ennemi quasi-héréditaire – sioniste, mâle, riche, blanc, américain, capitaliste, on choisit ou on fait un mixte. On peut au moins craindre que cette détestation d’un oppresseur réel ou imaginaire soit ce qui cimente le cœur de Nuit debout, ce qui reste quand on a enlevé toutes les fioritures. Ainsi, l’économiste Frédéric Lordon, nouveau Badiou, qui était lui-même le nouveau Sartre, justifie-t-il l’expulsion du philosophe perché sur un tonneau métaphorique  à la Bourse du Travail – « Ce pays est ravagé par deux violences, la violence du capital et la violence identitaire et raciste dont Alain Finkielkraut est un des premiers propagateurs », – que de nouveauté innovante en effet.

Et voilà que ma conscience professionnelle me joue un sale tour. En piochant dans les vidéos récentes, pour la plupart réalisées par la Télélibre de John-Paul Lepers, je tombe sur un doc Paris Match intitulé « La Nuit debout célèbre le Nouveau monde de Dvorak ».

En réalité, un certain Clément, jeune chef de cet « orchestre debout », a appelé, sur sa page Facebook, des musiciens à le rejoindre place de la République pour jouer la Symphonie du Nouveau monde. Bien sûr, l’Ouvreuse, qui a l’oreille exercée, trouverait à y redire, quelques notes pas claires, quelques rythmes pas sûrs. Et puis, lorsque les plus célèbres notes de la symphonie s’élancent, ces hurlements de joie, vite réprimés par des murmures réprobateurs, qu’on n’entendrait pas dans une salle de concert. N’empêche, pour des musiciens qui n’ont jamais joué ensemble, ils assurent. Et puis il y a ce jeune chef habité, avec sa baguette lumineuse qui ressemble au sabre laser de Star Wars, et la place mythique noire d’une foule non pas bavarde mais presque silencieuse, rassemblée non plus par des idées fumeuses mais par la beauté de la musique. On se dit que cette symphonie-là œuvre au moins autant, en vérité bien plus, à faire naître un nouveau monde que les interminables bavardages appelés assemblées générales. Les jeunes musiciens qui ont insufflé sur la place un peu de l’esprit qui prétend y régner, se démarquent de toute prétention idéologique parce que, comme le dit joliment Clément, « la musique ne revendique rien ».

À cet instant, j’ai failli flancher. Moi aussi j’aimerais bien être-ensemble avec tous ces gens pour inventer la politique et le monde de demain, et croire avec Jérôme Leroy que « quelque chose se passe ». Ou même hurler avec la foule délocalisée devant l’Odéon « Paris debout tous-les-soirs ! » Après tout, si c’est pour lire du Bernanos, comme l’a vu Eugénie Bastié, ou écouter du Dvorak, qui s’en plaindrait ? Et qui gâcherait la fête en rappelant qu’un bon paquet de ces amateurs de Dvorak et Bernanos seraient au moins prêts à brûler le second si d’aventure ils l’avaient lu ?

Il est bien possible qu’un peu de poésie ait profité de l’aubaine – la place ouverte la nuit – pour s’infiltrer au cœur de la « convergence des luttes ». Mais en réalité toute poésie, de même que les deux activités mentionnées plus haut, est parfaitement antagoniste avec les grands principes de Nuit debout : horizontalité parfaite, démocratie intégrale, participation totale. Rien de moins horizontal et égalitaire qu’un orchestre symphonique. On n’ose imaginer le résultat si une AG, dont le mot d’ordre le plus apprécié est « Pas de leaders ! », avait dû décider qui dirigerait l’orchestre, et qui jouerait de la cymbale. Dans ce moment de grâce, l’auditoire, assez drôlement, ne voyait pas qu’après avoir congédié tous les chefs, il était encore suspendu au pouvoir d’un chef.

Muray avait parfaitement imaginé la comédie de Révolution qui se joue à ciel ouvert

Dotée d’un cœur, quoi qu’on en pense, j’aurais pu me laisser séduire par ce retour en force d’un tiers état réclamant ses justes droits. On est en République, cela doit vouloir dire quelque chose, par exemple que le peuple a voix au chapitre. N’étaient bien sûr les légers penchants terroristes qu’a promptement montrés la fraction micro-groupusculaire de ce peuple qui, au nom de la métonymie politique bien connue, prétend parler en son nom, non seulement en expulsant Alain Finkielkraut, mais en refusant de condamner la violence au nom de la solidarité avec nos frères les casseurs – « L’ennemi veut nous diviser, camarades ! »

C’est le culte émerveillé rendu de toutes parts à cette jeunesse, dont une bonne part a quitté les rivages de la quarantaine, qui m’a convaincue que cette Nuit debout méritait surtout, comme le recommandait Muray, d’être tournée en dérision. Quand nombre d’adultes responsables se sentent tenus de faire génuflexion devant toute forme d’expression spontanée avant de risquer la moindre critique, comme s’ils parlaient d’enfants dont il ne faut pas décourager les premiers balbutiements ou gribouillis, quand on commente avec le plus grand sérieux des lubies mouvementistes et des ambitions totalement déconnectées du rapport des forces réelles, la démystification est un devoir.

Qu’on ne croie pas que je me contente d’observations de seconde main. Certes, après l’accueil réservé à Alain Finkielkraut, on m’a fortement conseillé de ne pas me rendre à la République. Il aurait été impossible, en cas de problème, de résister à l’accusation de l’avoir bien cherché pour faire du buzz, particulièrement outrageante s’agissant de Finkielkraut. Qu’il soit interdit à une honnête journaliste d’aller sur le terrain pour faire son travail devrait tout de même chagriner les bruyants thuriféraires de la liberté d’informer. Mais peut-être réservent-ils cette liberté à ceux qui informent bien, et il faut craindre que votre servante n’en fasse pas partie.

Qu’on se rassure, grâce à l’application Périscope, à travers laquelle une petite cohorte de filmeurs compulsifs diffuse en continu des images de la République (et de ses excroissances tardives à l’Odéon et à la Comédie-Française), je peux vous raconter Nuit debout comme si j’y étais. Mais comme je le ferais avec beaucoup moins d’esprit que Jean-Paul Lilienfeld, et Régis Mailhot (dans notre numéro en kiosque), et que je n’ai pas la prescience de Muray pour deviner le genre de montagne dont cette souris accouchera, je me contenterai de quelques observations éparses.

En vérité le géniteur d’Homo festivus avait parfaitement imaginé la comédie de Révolution qui se joue littéralement à ciel ouvert. Et pas seulement parce qu’on a pu y entendre un jeune homme proposer, très sérieusement et sans déclencher de fou rire général, la formation de brigades de clowns pour s’interposer entre les casseurs et les CRS. Ou y voir des femmes parlant à l’intérieur d’un cercle tracé au sol dont les hommes avaient été bannis, pour résister à la domination masculine. L’Homo noctambulus de la République est l’un des innombrables avatars d’Homo festivus, et pas le plus soigné de sa personne, non je blague : infantile, narcissique, fusionnel, il est en outre fort satisfait de se voir si rebelle dans le miroir que lui tendent « les médias dominants » comme il dit – médias sans le concours desquels il n’existerait pas –, et plus encore d’avoir congédié le réel, définitivement « reporté à une date ultérieure ».

Les participants à ce grand défouloir sont tout heureux de jouer au Grand soir, de faire comme si

La rage de collectif qui se fait entendre pourrait être annonciatrice d’un vent nouveau si elle avait un objet. Mais il s’agit seulement d’être-ensemble pour être ensemble, comme il s’agit de parler pour parler et de lutter pour lutter. La première caractéristique de Nuit debout, c’est sa parfaite intransitivité, laquelle ne traduit rien d’autre que sa superbe indifférence au réel. Mais pas, comme le croit mon ami Jérôme, parce que nous sommes en présence d’une Utopie qui prétend le changer, ce réel, et a de bonnes chances d’y arriver, mais au contraire parce que, ayant renoncé à changer le réel (et aussi à le comprendre mais c’est une autre affaire), les participants à ce grand défouloir sont tout heureux de jouer au Grand soir, de faire comme si. Comme si on avait aboli le capitalisme, comme si on avait la moindre influence sur le cours des choses, comme si, à quelques mètres des spots mouvants de la contestation, la vie ne continuait pas exactement comme avant. Comme si des ouvriers en grève étaient venus rejoindre leurs frères en lutte. Comme si la commission Constitution allait se transformer en Assemblée constituante. Comme si, dans les AG, militants aguerris et novices étaient à égalité. Comme si le « pôle sérénité et accueil » ne consacrait pas l’essentiel de son temps à ramasser les poivrots qui occupent la place en fin de soirée au point que la Préfecture a dû interdire la vente d’alcool. Comme si les jeunes qui votent FN (ou autre chose d’ailleurs) n’étaient pas infiniment plus nombreux que ceux qui se sont autoproclamés « la » jeunesse, ce qui est bien le moins quand on est jeune, mais avec la bénédiction de toutes sortes de bonnes fées, ce qui est moins normal. Comme si les simagrées de guerre auxquelles se livrent chaque soir les membres des franges violentes du mouvement (peut-être seuls à croire que leurs jeux sont la vraie vie) faisaient autre chose qu’épuiser nos forces de police dans des combats de rue, en les détournant de ce qui devrait être leur priorité. Au passage que tous, pacifistes et violents, se retrouvent pour chanter « Tout le monde déteste la police » à quelques encablures de l’endroit où a été tué Ahmed Merabet en dit long sur leur faible sens des symboles et sur leur méconnaissance des sentiments de nombre de leurs concitoyens.

Après tout, tous les enfants jouent à faire comme si, c’est excellent pour développer leur imaginaire. Cela n’est pas si grave, certes. Ce qui l’est plus, c’est qu’au-delà des protagonistes, tout leur entourage joue avec la complaisance des courtisans du Bourgeois gentilhomme.[access capability= »lire_inedits »] C’est encore une fois « le coup du Grand Duc » (toujours Muray) dont tout le monde feint de ne pas voir qu’il est nu, s’extasiant sur ses beaux atours. Que ces citoyens sont citoyens ! Que ces démocrates sont démocrates ! Que tout cela est nouveau ! Que tout cela est rafraîchissant ! N’ont-ils pas réinventé le calendrier, quelle poésie ! Et ces délicieuses mimiques enfantines pour signifier leur approbation ou leur désapprobation – quand on a besoin de seulement deux boutons, ça va.

Pour ce que j’en ai vu – plusieurs heures tout de même –, la mirifique démocratie en actes qui part des citoyens et non pas du sommet, et qui s’incarne dans les fameuses AG, est un foutoir inconsistant qui devrait révulser les militants trotskistes d’hier, alors maîtres en l’art de les contrôler, au lieu de leur arracher des minauderies attendries. Désolée, mais même quand ce sont des étudiants bien élevés qui doivent avoir de bonnes notes à leurs exposés, question niveau, les Nuit debout ne font pas le poids par rapport aux glorieux ancêtres dont ils se réclament – tout en prétendant tout réinventer. En fait d’invention, ils énoncent inlassablement les mêmes têtes de chapitre – de la démocratie au logement en passant par la lutte – sans jamais y mettre autre chose que des propos circulaires.

Ils parlent surtout d’eux et de ce qu’on dit d’eux, discutent interminablement de la façon dont on doit discuter et écoutent stoïquement des interventions telles que : « L’union fait la force. Aimez-vous les uns les autres Il faut changer les choses. J’aime tout le monde. Je peux pas être heureux si des gens ne mangent pas à leur faim » ou « J’ai pas grand-chose à dire mais cette loi c’est de la merde, le capitalisme c’est de la merde ». Si toutes les paroles se valent, il serait élitiste de récuser celles-ci et l’une des obsessions de ces nouveaux Sans Culottes, dont je rappelle qu’ils sont groupusculaires, est qu’aucune tête ne dépasse. Parmi les commentaires qui défilent sur mon écran, un petit plaisantin a écrit : « Vite ! Un peu de verticalité ! » Il est vite rabroué par les autres.

Bien sûr, on ne saurait prédire avec certitude l’avenir de ce mouvement qui pourrait s’éteindre mollement, aboutir à la création d’une nouvelle organisation d’extrême gauche très novatrice, genre Front du droit à la lutte, ou, qui sait, dégénérer en affrontements plus sérieux. Ou alors, peut-être que Nuit debout deviendra un nom commun, une référence, une tendance pour collection de mode – « Ces sabots, c’est très Nuit debout ! Quel chic ! »

Quoi qu’il en soit, s’agissant de la fraction pacifiste du mouvement, il serait stupide de céder aux sirènes qui tentent d’agiter la fibre sécuritaire des honnêtes gens en demandant son interdiction. Les palabres, aussi vains puissent-ils sembler, ne nuisent à personne. Sinon au voisinage, ce qui n’est pas rien. Qu’à cela ne tienne, il se trouve certainement, dans une ville progressiste soucieuse d’encourager cette floraison citoyenne, un terrain, un hangar, peut-être un théâtre où les palabreurs debout pourront jouer à refaire le monde sans ennuyer personne. Reste à savoir s’ils trouveront toujours cela amusant quand ils auront perdu le plaisir, sinon d’effrayer le bourgeois, de l’empêcher de dormir – en empêchant au passage le populo de travailler.
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>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés à Nuit debout.

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Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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