Les ponts sur le Bosphore constituent la meilleure métaphore de la relation ambiguë qu’entretiennent la Turquie et l’Europe. C’est seulement en 1973 qu’Istanbul se dote d’un premier pont nommé très logiquement… « Le premier pont du Bosphore ». Il a été suivi en 1988 par le pont Fatih Sultan Mehmet, le vainqueur de 1453. Le 29 mai 2013 (anniversaire de la chute de Constantinople !), on lance les travaux d’un troisième, le pont Sultan Selim, qui honore le premier calife, conquérant du Moyen-Orient. Si on ajoute deux tunnels sous la mer, on se dit que la Turquie cherche clairement à rallier l’Europe. En même temps, les noms donnés à ces ouvrages envoient un message étrange, corroboré par la politique des islamo-conservateurs et de leur leader Recep Tayyip Erdogan : malgré les apparences et les ouvrages en béton, les deux rives du Bosphore semblent s’éloigner chaque jour d’avantage.
Pourtant, depuis la deuxième guerre mondiale, Turcs et Européens pratiquent une danse de séduction-répulsion. Longtemps, les Turcs ont joué les prétendants zélés, face à des Européens qui soufflaient le chaud et le froid. Cependant, depuis une grosse décennie, la situation a radicalement changé, et à cette asymétrie hypocrite et humiliante a succédé un nouveau jeu de dupes.[access capability= »lire_inedits »]
Au sortir d’une guerre à laquelle elle n’a pris part qu’à partir de février 1945, la Turquie et ses élites dirigeantes ont conscience de leur arriération relative. Craignant plus que tout l’URSS de Staline, Ankara abandonne sa neutralité pour se ranger dans le camp américain. Sous pression des États-Unis, le régime à parti unique accepte d’ouvrir le système politique. Résultat : quatre ans plus tard, en 1950, le parti au pouvoir depuis l’indépendance (le CHP kémaliste) perd les élections. Or, le Parti démocratique (DP) vainqueur de ces législatives a un projet politique radicalement différent du programme kémaliste : à l’étatisme « gaullien » des héritiers d’Atatürk, le libéral-populiste DP oppose une version locale du célèbre « Enrichissez-vous » de Guizot : « Un millionnaire dans chaque canton ! » Pour Adnan Menderes, chef du DP, il faut prendre acte de la faiblesse économique de la Turquie pour éradiquer la pauvreté et l’illettrisme, créer une classe moyenne éduquée et construire des infrastructures modernes. Pour y parvenir, il faut confier la sécurité extérieure à une puissance étrangère. Trop pauvre, la Turquie ne peut pas à la fois se développer et se protéger de ses voisins, surtout des Soviétiques. C’est ainsi que le pays adhère à l’Otan en 1952. Cependant, derrière ce calcul froid, il y a aussi une autre dimension : pour les Turcs, cette adhésion signifie qu’ils sont, d’une certaine façon, des Occidentaux eux aussi. Or dans la réalité ils sont au mieux tolérés.
Depuis, la même logique a guidé la politique étrangère turque. Pour se faire accepter de l’Occident, la Turquie présente en 1959 la candidature d’Ankara à la CEE (Communauté économique européenne). Les mêmes arguments (la géographie, l’histoire et la religion votent contre la Turquie, disait-on), les mêmes hésitations (la CEE comme l’Otan avaient besoin d’alliés face au bloc soviétique) et les mêmes malentendus que ceux que nous connaissons se soldaient par la signature en septembre 1963 à Ankara de l’accord de l’association de la Turquie à la CEE.
Entre-temps, la politique du DP a sapé irrémédiablement le premier pilier de l’ordre kémaliste : une laïcité sourcilleuse et hostile à l’islam. Menderes n’était pourtant pas un dévot mais il avait compris que la grande majorité de Turcs restait attachée à l’islam traditionnel et il a permis le retour de l’islam dans la politique turque. Exécuté en 1961 après un coup d’État l’année précédente, Menderes a laissé un héritage politique consistant : l’ouverture vers l’islam, la mobilisation des classes populaires, des provinciaux et des paysans, un libéralisme économique faisant la part belle aux artisans et commerçants, mais aussi une politique étrangère franchement anticommuniste et alignée sur l’Occident. Si Menderes a perdu d’abord le pouvoir puis la vie, c’est parce que les élites kémalistes et certains cercles d’officiers croyaient que l’ami des petites gens détricotait le projet d’Atatürk. Ils avaient raison. Le génie du populisme islamo-conservateur était sorti de la lampe : les écoles, les associations et les institutions religieuses ont pu se développer et mener une contre-révolution. Mais dans les années 1960-1970, l’anticommunisme pouvait encore servir de ciment entre les différents camps : pour les militaires, gardiens de la révolution kémaliste, un jeune qui va à la mosquée semblait moins dangereux qu’un jeune gauchiste laïque et « anti-impérialiste ». En pleine guerre froide, l’étendard anticommuniste était un trait d’union entre pays légal et pays réel. Une génération plus tard, la montée en puissance de la nouvelle Turquie a changé la donne.
Necmettin Erbakan, le leader de l’islam politique turc des années 1970-1990, ne cachait pas son hostilité à l’adhésion de son pays à l’UE et sa méfiance vis-à-vis des États-Unis. Premier ministre à la fin des années 1990, il n’a modéré son discours – en vain – que pour calmer l’armée et éviter un coup d’État, qui finira par advenir en février 1997. Erdogan, qui a pris la relève en 2002, s’est imposé au sein de son camp et de la société turque après avoir apparemment renoncé à l’islam politique et à son objectif – un État régi par la charia – au profit d’une orientation économiquement libérale, conservatrice et populiste prônant la compatibilité des valeurs musulmanes avec le monde moderne. Devenir ouvertement « pro adhésion » faisait partie de cette « mue », un gage pour les kémalistes.
Quinze ans plus tard, il est clair que le processus d’adhésion était l’outil qui a permis à Erdogan d’éliminer ses adversaires politiques. Avec un discours et des mesures libérales exigées par l’UE, il a pu mobiliser des intellectuels et des journalistes, et surtout neutraliser l’armée : un coup d’État comme ceux de 1960, 1971, 1981 et 1997 n’est désormais plus possible en Turquie. Or, vers 2010, une fois l’armée renvoyée à ses casernes, Erdogan s’est retourné contre ses alliés d’hier dans la lutte pour la démocratie – la police, la justice, la presse – et il a transformé un régime jadis sous tutelle militaire en une dictature de la majorité. Quant à l’adhésion elle-même, la Turquie d’Erdogan n’a pas la moindre intention de sacrifier des pans de sa souveraineté, sacrifice incompatible avec sa volonté de recouvrer une identité néo-ottomane. Si l’AKP continue à prétendre le contraire et à exiger la redynamisation le processus de l’adhésion à l’UE c’est essentiellement pour deux raisons. D’abord, comprenant parfaitement l’embarras des Européens qui ne souhaitent pas cette adhésion mais n’osent pas le dire (ce qui reviendrait à confirmer le caractère chrétien de l’Europe), Ankara en profite pour extorquer des avantages. Et puis, y renoncer publiquement entraînerait un prix à payer à l’intérieur de la société turque où une large minorité est plus que jamais attachée à cet espoir.
Résignée un moment au statut d’État comme les autres, la Turquie a pu souhaiter intégrer l’Europe économique et politique. Post-kémaliste, fière, développée et profondément musulmane, la Turquie d’Erdogan se vit en puissance, retrouvant une vocation un temps oubliée. Si Ankara déménage, c’est à Istanbul, pas à Bruxelles.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !