« Monsieur le président, auriez-vous la gentillesse de m’envoyer un billet de dix dollars ? (…) Car je n’en ai jamais vu, et je voudrais vraiment avoir un de ces billets verts. (…) Si vous avez besoin d’acier pour construire vos cuirassés, je vous montrerai notre plus grande mine ». Rédigé dans un anglais approximatif, le courrier était adressé en 1940 au président Roosevelt par un garçon de 14 ans, qui prétendait en avoir douze : Fidel Castro. La lettre n’est probablement jamais arrivée à la Maison Blanche ; l’ambassade des États-Unis écrivit en retour à l’adolescent, mais l’histoire ne dit pas si la réponse était accompagnée d’un billet.
Moins de vingt ans plus tard, Fidel Castro flambait les champs de cannes appartenant aux Yanqui, expropriait leurs grands domaines et confisquait les palaces doublés de casinos et triplés de bordels de luxe détenus par la mafia, où les victorieux paysans de la Sierra bivouaquèrent avec cabris, poules et cochons. Le vibrant plaidoyer anti-impérialiste délivré par le révolutionnaire aux faux airs beatnik face à l’Assemblée des Nations unies le 26 septembre 1960 acheva de consommer les relations entre les deux pays : non seulement Cuba révoquait le protectorat établi de fait par les États-Unis depuis 1898, mais le David caraïbe entendait ravir au géant américain la torche du panaméricanisme. En 1963, dans le sillage de l’embargo instauré l’année précédente et malgré une tentative de détente initiée par La Havane, les transactions entre les États-Unis et Cuba étaient définitivement proscrites — exit le billet vert que le jeune collectionneur souhaitait épingler à son album.
Des canons…
Pendant près d’un demi-siècle, Cuba fut aux avant-postes de la guerre froide, subissant l’embargo et moult opérations foireuses lancées par la CIA, qui n’empêchèrent pas La Havane d’intervenir bien au-delà de la « chasse gardée » sud-américaine de Washington. Des expéditions parfois glorieuses sur le théâtre par exemple de la « border war » engagée par Pretoria, où l’envoi massif de troupes cubaines précipita la chute de l’apartheid ; d’autres peu honorables comme lors de la guerre du Kippour ou dans l’Ogaden… Sur le plan économique, le « modèle » socialiste cubain a accouché d’un système caporalisé dominé par le secteur public. Celui-ci combine d’indéniables succès en matière de santé publique et d’éducation — l’île fait légèrement mieux que les Etats-Unis pour l’alphabétisation et l’espérance de vie — et une quasi-paralysie du secteur productif doublement contraint par le bureaucratisme et l’embargo américain, encore aggravée, en haut, par la grande corruption et, en bas, par les rapines dans les entreprises publiques. Au cœur de ce schéma autoritaire et social, l’armée constitue un véritable État dans l’État.
… et du pognon
Dès leur création, les Forces armées révolutionnaires (FAR) ont disposé de leurs propres réseaux d’approvisionnement, de leurs propres champs et de leurs propres fermes ; depuis quelques années, les militaires interviennent dans des secteurs aussi divers que le tourisme, la vente de cigares, la métallurgie, l’extraction de nickel et de pétrole off-shore via pas moins de neuf cent entreprises. Un empire constitué sous la férule de Raul Castro, patron des armées cubaines de 1959 à 2006 — année où il prit la relève de Fidel.
Ce général réputé tant pour sa dureté que pour une orthodoxie communiste qui a toujours fait défaut à son frère a, dès 1997, étudié auprès des Chinois les mécanismes de l’économie de marché appliquée en milieu socialiste. Sous l’uniforme vert olive de la revolución, l’heure est plus que jamais aux affaires… De l’autre côté de la mer, nombre de businessmen américains voient dans la reprise des relations entre les deux pays l’opportunité de juteux contrats d’exportation et d’échanges de savoir-faire. Signe des temps, l’émergence du « bio » éveille un intérêt particulier dans le secteur agro-alimentaire : privée des produits phytosanitaires autrefois importés d’Europe de l’Est, l’île contrainte à un tournant « vert » affiche des rendements supérieurs à ceux de l’agriculture « organique » pratiquée aux Etats-Unis. Enfin, l’industrie pharmaceutique et la recherche universitaire courtisent la brillante communauté scientifique cubaine. Mais bien plus que le commerce bilatéral, les considérations géopolitiques et le billet vert demeurent au cœur de la relation américano-cubaine, qui vit désormais à l’heure de la détente.
Old school Raul
La visite « historique » effectuée par Barack Obama à La Havane les 21 et 22 mars derniers laisse dans son sillage l’image équivoque d’un Raul Castro bloquant la main que le président des États-Unis allait lui mettre à l’épaule — pas de ça Lisette — et levant le bras inerte de son homologue. Aux Etats-Unis, la presse conservatrice a dénoncé les « reniements » du président américain et raillé sa « main molle », sa « main tordue » — son « poignet mou », daubait le Tea-Party, « limp wrist » étant synonyme de « tapette ». Sans surprise, la presse européenne a généralement vu dans cette prestation un Obama au faîte du cool et un Castro old school.
Ces commentaires de surface masquent la part de complicité désormais bien arrimée à l’antagonisme cubano-américain. Significativement, celui-ci s’apaise au moment où les États-Unis, par usage combiné du big stick et du soft power, intensifient la pression sur les États de la mouvance dite « bolivarienne », affaiblie par la chute des cours du pétrole et les récentes défaites électorales enregistrées par le socialisme venezuelien et le néo-péronisme argentin. Au Honduras, les États-Unis soutiennent le régime issu du coup d’Etat de 2009 au terme d’un processus approuvé, encouragé et financé par Washington, malgré l’implication des dirigeants dans le narcotrafic et les assassinats de militants indigènes. En Équateur, la Maison Blanche guette la chute du pouvoir de Rafael Correa, qui a le tort de réorienter son économie vers le marché chinois — aux dépens, d’ailleurs, de l’Amazonie et de ses populations indigènes — et d’abriter Julian Assange dans son ambassade londonienne. En Argentine, l’appui des Etats-Unis aux « fonds vautours » a pesé lourd dans la défaite de la péroniste Cristina Kirchner face à Mauricio Macri, candidat pro-marché, pro-life et surtout pro-américain. Mais c’est dans la relation entre La Havane et Caracas que se trouve la clef de l’équation géopolitique américaine. Épicentre du risorgimento sud-américain, le Venezuela s’est, à la fin des années 1990, partiellement substitué à l’Union soviétique, partenaire principal de l’île rouge jusqu’à l’effondrement du régime soviétique.
Géopolitique, d’abord !
En contrepartie de livraisons d’hydrocarbures à prix d’ami, Cuba met depuis 1999 des cohortes de médecins à la disposition des ambitieuses réformes sociales d’Hugo Chavez ; les FAR forment l’armée et les paramilitaires « chavistes » ; des Cubains occupent fréquemment des postes de conseillers au sein des entreprises publiques et de l’administration. Une assistance critiquée sans relâche par l’opposition qui dénonce une « occupation étrangère ».
Si certains Vénézuéliens vivent mal la présence des insulaires, Raul Castro a toujours vu d’un mauvais œil la dépendance cubaine au pétrole de l’Orénoque et n’a jamais fait mystère de sa volonté de diversifier les sources d’approvisionnement. Cette orientation inquiétait déjà Hugo Chavez, qui n’avait guère d’affinités avec ce militaire plus inspiré par Clausewitz que par Bolivar ; elle s’est affirmée avec la chute des cours du brut, qui rogne la rente pétrolière du chavisme.
La rapidité et l’intensité affichée de la « réconciliation » américano-cubaine ont d’autant plus surpris Nicolas Maduro, successeur de Chavez, qu’elles coïncident avec un durcissement de la Maison Blanche à l’encontre de Caracas. Le 14 mars dernier, soit une semaine avant de s’envoler pour Cuba, Barack Obama renouvelait sur CNN en espagnol les sanctions prononcées à l’égard de plusieurs officiels vénézuéliens en 2015 et n’hésitait pas à qualifier le pouvoir de Caracas de « menace envers la sécurité nationale » des Etats-Unis. L’interview prit un tour proprement menaçant lorsque le président des États-Unis fit part de son souhait « de voir au plus tôt le peuple vénézuélien élire un gouvernement légitime (sic) capable de sortir son économie de la spirale où il se trouve».
« Le rapprochement cubano-américain est une gifle de La Havane à Caracas », analysait dès 2014 le politologue vénézuélien Carlos Romero, réputé proche d’Enrique Capriles, chef de l’opposition soutenue par les Etats-Unis, lequel ironisait de son côté sur les « infidélités que Raul fait à Nicolas ». Dans le même registre, la presse de droite a tourné en dérision l’aller-retour effectué par Nicolas Maduro à Cuba, à peine un jour avant l’arrivée de son homologue américain. Ainsi, pour le quotidien El Estimulo, le président vénézuélien « s’en est allé soupirer les paroles de la chanson “Be Careful, It’s my Heart” aux oreilles des Castro». Outranciers, vulgaires, ces propos n’en contiennent pas moins une part de vérité : le réchauffement de la relation entre les deux adversaires de la guerre froide renforce l’isolation politique, économique du Venezuela et affecte l’économie charismatique du chavisme.
D’un Castro l’autre
Sur le fond, les accords passés entre les deux pays octroient désormais aux citoyens américains le droit de détenir à 100 % une entreprise à Cuba et les dispensent de l’obligation faites aux entrepreneurs étrangers d’opérer en joint-venture avec des compagnies publiques — privilège jusque-là réservé aux investisseurs vénézuéliens… Dans cette partie, RauI Castro risque bien autre chose que la fidélité aux principes internationalistes — et risque sans doute bien plus gros que son partenaire vénézuélien, dont l’itinéraire s’inscrit dans le cadre d’un système légal plus ou moins « routinisé ». La recherche de l’apaisement des relations avec le grand voisin Yankee est indissociable d’une transition économique dont dépend, en dernière analyse, la survie du groupe dominant des militaires businessmen.
La marche vers l’économie de marché place l’élite dirigeante face à une somme de contradictions explosives : comment peut-elle redéfinir à son profit de « vrais » droits sur la propriété des moyens de production toujours gérés au nom du peuple et instaurer un « vrai » salariat ? Comment, en d’autres termes, racheter les entreprises qu’il faudra bien privatiser, alors que l’économie est faiblement monétisée et que de nombreux services constituent des protections sociales non marchandes, auxquelles il faudra fatalement demander aux travailleurs de renoncer ? Comment, enfin, procéder à ces changements radicaux et impopulaires sans remettre en cause l’hégémonie politique du Parti communiste cubain ?
Pour l’heure, Raul Castro marche sur des œufs ; il faut, d’une part, éviter de heurter le « sentido de derecho » d’une population largement consciente de la valeurs de ses acquis, et d’autre part, éviter tout emballement susceptible d’aboutir à un chaos comparable à celui qui a suivi la tentative de reconversion « en désordre » de la nomenklatura soviétique. Prudentes, les réformes visent surtout à poser les jalons d’une économie capitaliste et à injecter des billets verts dans l’économie cubaine au profit de la bureaucratie politique. Ecarté du pouvoir, diminué sur le plan physique, coupés de ses collaborateurs « purgés » par Raul, Fidel rumine. Contraint et forcé, le « jefe maximo » avait introduit quelques réformes de marchés dans l’île au début des années 1990 ; il n’en a pas moins boudé, dix ans plus tard, les conférences-événements du conseiller économique du dirigeant chinois Jiang Zemin organisées à La Havane à l’initiative de Raul. À la fin des années 1960, Fidel ne cachait pas son mépris pour le maoïsme de la Révolution culturelle, dans lequel il ne voyait rien d’autre qu’un « culte superstitieux des idoles » ; le Castro de l’après-guerre froide ne prise guère plus le fétichisme de marché des continuateurs de Deng Xiaoping. En 2008, ce n’était plus le « Lider » mais simplement « el compañero Fidel » qui pourfendait l’« idéologie ennemie » — les réformes engagées par Raul — dans les colonnes de l’organe officiel Granma.
Les 21 et 22 mars derniers, l’ancien dirigeant tiers-mondiste a évité Barack Obama ; la veille, il avait accordé un long entretien privé à Nicolas Maduro, venu, histoire de garder la face, recevoir l’ordre de Josè Marti à La Havane. Le vieux chef déchu a attendu le départ du président américain pour commenter son passage et rappeler les luttes du peuple cubain et lancer une mise en garde au « frère Obama » : « Personne ne doit s’imaginer que le peuple de ce noble pays renoncera à sa gloire et à ses droits. Nous sommes capables de produire ce dont nous avons besoin (…) grâce au travail et à l’intelligence de notre peuple ». « Frère » : l’adresse qui inaugure cette tribune libre publiée par Granma est pour le moins inattendue. Fidel Castro, qui avait fait sensation aux Etats-Unis il y a un demi-ciècle en refusant d’être hébergé dans un hôtel qui pratiquait la ségrégation raciale veut-il rappeler au premier président afro-américain de ce pays le compagnonnage des « barbus » avec la cause noire, qui a conduit certains brothers (et sisters) à s’exiler à La Havane, où ils vivent encore ? Ou ces avertissements s’adressent-ils, par ricochet, au frère qui l’a remplacé au pouvoir ?
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !