Jean-Pierre Le Goff et Marcel Gauchet sont deux auteurs familiers des lecteurs de Causeur, qui ont en commun bien des choses. Ils sont tous deux issus d’un de ces micromilieux qui jouent un rôle majeur dans l’histoire intellectuelle française : le petit groupe réuni autour de Claude Lefort à l’université de Caen, qui a donné quelques recrues de marque à la pensée antitotalitaire après avoir participé avec un certain enthousiasme à Mai 68. Ils ont beaucoup contribué au renouvellement de la réflexion politique et de l’analyse sociologique en mettant en lumière la dimension indissolublement individualiste et égalitaire de la démocratie moderne et, en cela, ils ont pu apparaître comme de bons disciples de Tocqueville. Mais ils sont également des critiques sans complaisance des passions démocratiques et/ou radicales contemporaines, ce qui leur vaut de solides inimitiés du côté d’une partie de la gauche, qui voit en eux des ennemis de l’« émancipation » ou des porte-parole de la « pensée anti-68 » (Serge Audier). La méfiance particulière dont ils sont l’objet est en fait un hommage involontaire à ce qui fait leur originalité. Gauchet et Le Goff ne sont pas seulement des théoriciens de la démocratie libérale car, dans leur critique de la politique contemporaine, ils ne se contentent pas de dénoncer les survivances du monde ancien, ils mettent au contraire l’accent sur les difficultés internes du projet démocratique.
Les titres de leurs derniers ouvrages – Malaise dans la démocratie, Comprendre le malheur français – suffisent à montrer qu’on est très loin ici de l’euphorie qui avait commencé dans les années 1980 pour culminer avec la chute du communisme en Europe. Il y a un « malheur français » qui est le fruit d’une difficulté particulière de la France à s’adapter au nouveau monde libéral. Mais ce malheur n’est pas le simple fruit d’une société bloquée qui refuse de changer, car il traduit sous une forme plus aiguë des difficultés qui sont présentes dans toutes les démocraties modernes. En fait, les deux dimensions, l’anthropologie de la démocratie et l’analyse des racines historiques du malheur français, sont présentes dans les deux livres mais il est sans doute commode de partir de la réflexion anthropologique qui domine dans celui de Jean-Pierre Le Goff avant de discuter les analyses et les propositions qui sont au centre de celui de Marcel Gauchet.
Progrès social et conservation culturelle
Dans un entretien récent[1. Jean-Pierre Le Goff, « Comment être à la fois conservateur, moderne et social ? », Entretien avec Laetitia Strauch-Bonart, in Le débat, no 188, janvier-février 2016. Voir aussi Laetitia Strauch-Bonart, Vous avez dit conservateur ? Éd. du Cerf.], Jean-Pierre Le Goff part de la tripartition classique qui divise les courants fondamentaux de la politique moderne en conservateurs, libéraux et socialistes pour inviter la gauche (et la droite) à faire droit à un certain conservatisme qui ne serait pas synonyme de « réaction »[access capability= »lire_inedits »] : « Un pays qui rend insignifiant son passé se condamne à ne plus inventer un avenir discernable porteur des espérances d’émancipation ; un pays qui ne croit plus en lui-même est ouvert à toutes les servitudes. Dans ce cadre, conservatisme et progrès ne me paraissent pas contradictoires, ils constituent les deux pôles d’une modernité éclairée qui rejette le faux dilemme entre traditionalisme et fuite en avant ». La combinaison entre ce conservatisme culturel et un attachement foncier à certaines valeurs « sociales » de la gauche fait une grande partie du charme de son livre, qui donne une synthèse claire de ses travaux antérieurs. Le Goff avait donné jadis une excellente analyse des nouvelles figures de la domination sociale, dans laquelle les « illusions du management » s’appuyaient sur certaines aspirations à l’autonomie des individus pour rationaliser, avec un succès d’ailleurs limité, la « gouvernance » des entreprises et de l’économie[2. Jean-Pierre Le Goff, Le Mythe de l’entreprise, La Découverte, 1992.]. Dans La Gauche à l’épreuve (Perrin, 2011) et, surtout, dans La Fin du village. Une histoire française (Gallimard, 2012), il avait montré comment les acteurs de la modernisation économique avaient pu travailler de conserve avec divers tenants du « gauchisme culturel » (travailleurs sociaux, « cultureux », journalistes) pour effacer les mœurs et les manières anciennes au profit de nouvelles valeurs éducatives (fondées sur le respect de la spontanéité de l’enfant plus que sur la transmission) et sur de nouvelles formes, plus contractuelles, d’organisation du travail.
Dans Malaise dans la démocratie, il propose une interprétation générale de l’espèce de révolution anthropologique qui, au-delà des péripéties politiques, sous-tend la constitution de la nouvelle « démocratie rêvée des anges » qui se substitue peu à peu aux figures classiques de la démocratie libérale ou de la République. Il part comme il se doit de Tocqueville pour analyser les tensions entre l’individu moderne et le citoyen, mais c’est pour finalement considérer que l’« individualisme de type nouveau » porté par les « bobos » a « franchi un seuil correspondant à une étape critique du développement des sociétés démocratiques qui nous éloigne de la situation décrite par Tocqueville » (MD, p. 31-32). L’individu contemporain est pris entre un « relativisme culturel » qui peut aller jusqu’au mépris de sa propre culture et une « identité patchwork » qui, sous couvert de tolérance, pousse en fait à la confusion intellectuelle. Son sentimentalisme le laisse désarmé lorsqu’il est confronté à de véritables ennemis et il oscille en permanence entre les impératifs opposés de la « performance » et de l’harmonie intérieure. La politique est peu à peu soumise à la logique informe de la « proximité compassionnelle », et l’effacement apparent de la dimension verticale du pouvoir ouvre la voie à la « barbarie douce » dans laquelle « l’exigence d’autonomie et de souveraineté individuelle érigées en nouveau modèle de société entraîne un processus de déliaison et de désinstitutionnalisation qui abandonne l’individu à lui-même et facilite toutes les manipulations » (MD, p. 58).
Le Goff voit cette logique à l’œuvre dans toutes les dimensions fondamentales de l’existence humaine (l’éducation, le travail, la culture et, last but not least, la religion). L’éducation nouvelle rend problématique l’accès à l’âge adulte ; le management méconnaît les formes élémentaires de la coopération entre les travailleurs ; la politique culturelle a abandonné les objectifs généreux de diffusion de la « grande » culture ; la religiosité moderne ne sait plus ce qu’est une religion. Il y a bien là une idée « conservatrice » : sans être en elle-même mauvaise, la modernité risque toujours de détruire par sa dynamique même les vertus qui ont rendu possible son développement. Mais le but reste de préserver la substance de la vie démocratique qui est à la base de tout « progrès».
Aux origines du malheur français
Même s’il partage avec lui bien des constats, Marcel Gauchet a probablement une vue légèrement plus optimiste de la dynamique globale des démocraties contemporaines que Jean-Pierre Le Goff. La sévérité de son diagnostic sur la France n’est est que plus frappante, car elle repose sur une thèse forte et cohérente, qu’il avait déjà esquissée il y a quelques années : alors que la France avait su remarquablement s’adapter au monde de l’après-guerre et des Trente Glorieuses, « notre héritage fait de nous des inadaptés par rapport à un monde qui dévalorise ce que nous sommes portés spontanément à valoriser et qui porte au premier plan ce que nous regardions de haut[3. Interview au Journal du dimanche, 16 septembre 2013.] ». De ce paradoxe douloureux, Marcel Gauchet donne une explication souvent lumineuse, dans un livre très clair qui s’appuie sur une interprétation puissante de l’histoire de France et sur une intelligence aiguë des enjeux actuels. Dans ses principaux ouvrages, Gauchet a toujours défendu une interprétation nuancée de l’histoire politique de la France, qui met en valeur l’importance cruciale des expériences françaises (de l’absolutisme à la Révolution et, au-delà, aux progrès de la démocratie en Europe dans les années 1900) sans pour autant méconnaître les apports d’autres traditions libérales ou démocratiques. Comprendre le malheur français donne une synthèse claire de ses conceptions, qui part à juste titre de la prépondérance française sous le siècle de Louis XIV : « La France connaît alors un moment culminant depuis lequel elle n’a cessé de décliner, mais aussi de se battre contre ce déclin par une série de sursauts […] La France depuis très longtemps déjà est une ancienne puissance hégémonique qui ne parvient pas à se résigner à ne plus en être une » (CMF, p. 36). Le déclin commence en fait avec l’ascension de l’Angleterre, qui offre l’exemple d’une autre voie vers la puissance, et, surtout, avec la guerre de Sept Ans, conclue par une défaite qui représente « la première humiliation nationale de son histoire » (p. 46). Mais il reste que les différents « sursauts » (dont la Révolution elle-même) réussissent à préserver l’essentiel jusqu’à « l’épisode De Gaulle, qui marque l’ultime sursaut dans l’histoire du déclassement français et des tentatives pour y résister, l’ultime moment de l’universalisme français » (p. 63). Le cœur du livre se trouve donc dans l’analyse du moment gaulliste et des raisons, nationales et internationales, des décrochages ultérieurs. De la « France gaullienne », Gauchet donne un tableau saisissant qui, même si elle dévalorise injustement l’action de Pompidou pour mieux glorifier la figure du Général, mérite de devenir classique. Loin d’être une « Union soviétique qui a réussi » (Jacques Lesourne), la France des débuts de la Ve République représente une bonne adaptation aux normes du capitalisme des Trente Glorieuses et de l’âge d’or de l’État-providence, dans laquelle la « planification » donne un substitut acceptable à ce que fut la « cogestion » en Allemagne et où les apports du catholicisme social et de l’idéologie saint-simonienne des hauts fonctionnaires se fondent dans la culture républicaine pour donner naissance à une société modernisée dont la résolution démocratique de la crise de 1968 montrera paradoxalement qu’elle a surmonté ses divisions les plus violentes. « Comment, en un plomb vil, l’or pur s’est-il changé ? » Par l’incapacité des élites à comprendre ce qui se joue à partir de la fin des années 1970, et par les choix européens de François Mitterrand, qui ont enfermé les Français dans des illusions funestes, en leur laissant croire que l’Europe serait à elle seule un démultiplicateur de la puissance française et en leur suggérant des choix trop servilement imités de modèles étrangers pour inspirer une vraie politique de réformes. Si les analyses de Gauchet sont souvent stimulantes, il n’est pas certain que ses propositions finales (centrées sur la « nuit du 4 août » qu’il faudrait infliger à la « nomenklatura française ») soient la meilleure réponse à une crise dont il montre bien qu’elle touche tous les secteurs de la vie nationale. Mais l’essentiel est sans doute ici que son livre donne les éléments essentiels d’un débat qui concerne tous ceux qui ne croient pas que le malheur français soit la punition méritée d’une nation déchue mais doit plutôt être traité comme un défi à relever. « La France ne sera plus jamais une grande puissance » (p. 361-369) mais, nous dit Marcel Gauchet, cela ne signifie pas qu’elle n’a plus rien à dire. Il est clair, en tout cas, que le « malaise dans la démocratie » ne doit pas être un prétexte pour ne rien faire contre le « malheur français ».[/access]
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