Le Figaro du 4 avril dernier, sous la plume de Pascale Senk, s’émeut des ravages de la pornographie dans la tête des hommes (et quelque peu des femmes aussi semble-t-il). Une façon habile, sur une pleine page, de faire la promotion de deux ouvrages récemment parus, Dans la tête des hommes, d’Alain Héril, (Payot),et Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), de Thérèse Hargot (Albin Michel), avec qui j’ai enregistré un bout de Polonium sur Paris Première il y a un mois et qui est bien jolie, ma foi. Et, en léger différé, les Sex-addicts de Vincent Estellon (Que sais-je ?).
Des sexologues effarés (c’est probablement un pléonasme : s’il n’était pas effaré, à quoi servirait le sexologue ?) par le comportement des jeunes entre 20 et 27 ans — l’échantillon représentatif de l’enquête Ifop d’avril 2014 qui a évalué « le formatage insidieux provoqué par cette généralisation de la pornographie ». Pourquoi 27 ? Nous ne le saurons jamais — tout au plus apprenons-nous qu’après 50 ans, le regard porté sur la pornographie est plus « amusé et distancié », alors que les bambins prennent de plein fouet les érections excessives et les tatoos complexes d’Evan Seinfeld et les promesses d’extase de Tori Black ou Belladonna, pour en rester aux Américains bankables de la San Pornando Valley, comme ils disent.
D’autant que cela commence tôt — vers 11 ans en moyenne, parfois moins, disent les statistiques. Des bambins « biberonnés au pornographique » comparent dans leur miroir leur outil de ouistiti aux images habilement distillées en contre-plongée des hardeurs professionnels soumis à un casting exigeant. De quoi désespérer, et d’arriver avec un Moi en miettes à l’âge des premiers émois.
Quels maux accablent donc nos jeunes pré et post-pubères ? « Dégoût » des activités sexuelles, « baisse du désir » (« l’un des motifs de consultation les plus fréquents ») du/de la partenaire habituel(le), « désérotisation du lien de soi à l’autre » — abstenons-nous de traduire ce jargon psychologisant en langage ordinaire, nous verserions dans la… pornographie : depuis que le sexe gratuit déferle sur le Net, jamais les mots pour le dire n’ont été si étroits. Bref, nous errons mélancoliquement dans les déserts de l’amour, peuplés de sexes incertains et de chattes asséchées.
C’est que la pornographie, nous dit Le Figaro — qui a dû y aller voir, journaliste, c’est un drôle de métier qui expose la malheureuse Pascale Senk à visionner ça ou ça[1. Allons, vous ne pensiez tout de même pas que j’allais vous mettre en ligne les vidéos sur lesquelles flashent les mômes — vous avez passé l’âge, bande de voyeurs…] — est devenue le nouvel art de mal vivre.
Grande découverte de toutes ces grandes compétences : la pornographie « modèle les corps et les esprits ». Ils auraient dû lire un excellent petit livre qui il y a presque cinq ans déjà, expliquait en détail le comment du pourquoi.
C’est là sans doute que les « vieux » triomphent : ils savent, eux, ce qu’il est possible de faire, et ce qui ressort de l’acrobatie. Ils savent également ce qui marche — et sachez-le, petits imbéciles qui me lisez, ce n’est pas en pilonnant désespérément avec vos queues d’écureuil la porte du fond ou le fin fond du fion de votre partenaire que vous obtiendrez d’elle l’orgasme qui vous glorifiera. Combler ne doit pas être pris au pied de la lettre — d’autant qu’avec vos 14 cm de moyenne, vous désespérez d’égaler Lexington Steele ou Mr Marcus — ou l’ineffable Shorty, le shetland monté comme un shire.
Les vieux ne risquent pas non plus de confondre le désir raisonnable et le fantasme : « Le danger tient à ce que l’image provenant de l’extérieur vienne peu à peu remplacer le fantasme produit de l’intérieur ». Hmm… Les garçons croient-ils vraiment qu’une fille prend du plaisir à être le réceptacle passif d’un bukkake ? Et quand elles partent en exploration dans l’hémisphère sud de leurs copains, les gamines s’attendent-elles vraiment à y trouver à chaque fois l’un de ces boas dont on fait les pipes ?
Ce qui est plus grave, et dont j’avais essayé de prendre la mesure quand j’ai écrit la Société pornographique (en vente en solde pour pas cher), c’est le morcellement des corps dont parle l’article du Figaro. Dans la pornographie, on cesse d’être une femme pour être une collection de trous noirs dans lesquels se perdent des hommes réduits à l’état de membre actif. Rien d’étonnant si tant d’acteurs du genre se suicident, en France et ailleurs. Pour une Katsumi qui réussit, combien de Karen Lancaume qui ont cédé à cette abolition programmée du Soi ? Quitte à n’être plus que le degré zéro de l’être, autant en finir avec l’être.
À faire l’économie des sujets pensants, dans ce monde ultra-libéral où tout est objet de consommation (si ! Le Figaro n’écrit-il pas qu’en « ayant transformé la sexualité en objet de consommation, le libéralisme sexuel et le libéralisme économique, lorsqu’ils se sont rencontrés, ont produit un cocktail explosif » ?), « à force de fantasmer l’autre comme un objet, à force de considérer la sexualité comme une pulsion à décharger, beaucoup en ont oublié le grand pouvoir — érotique entre autres — de la rencontre émotionnelle. » Ben oui : je donnerais sans peine toutes les figures grotesques de la pornographie pour ce moment d’érotisme pur qu’est le premier contact, dans le Rouge et le Noir, entre la main de Julien et les doigts glacés de Mme de Rênal.
« Comme avec la drogue ils doivent augmenter les doses et en ressortent avec davantage de culpabilité et de stress », explique la sexologue de service. Non seulement ils ont l’érection incertaine avec leurs éventuelles copines (je dis « éventuelles » parce que le porno est, paraît-il, « la drogue des gentils garçons, ceux qui sont inhibés »), mais ils n’en ont plus guère face à leur écran : la pornographie abîme et l’étreinte et la masturbation.
Quel remède à cette déferlante ? Le musée contre la pornographie, propose notre spécialiste : « C’est formidable de découvrir au musée tant de créations qui disent le désir sans la pornographie. » Ça me rappelle Corne d’auroch : « Et sur les femm’s nues des musées / i’faisait l’brouillon d’ses baisers ». Brassens s’en moquait il y a soixante ans déjà (il y a des jours où l’existence de Benjamin Biolay et de la « Nouvelle star » ne me console pas de la disparition de Brassens, de Barbara ou de Brel, de Ferré ou de Ferrat).
En vérité je vous le dis : coupez vos écrans et rentrez dans la vraie vie, là où l’on parle avant de consommer, où l’on fait la cour, où l’on frémit au premier baiser, où l’on patauge sur la première agrafe de soutien-gorge, où l’on rit à deux de ses maladresses éventuelles, où l’on découvre au lieu de croire que l’on sait avant même d’y avoir goûté. Un monde où l’on est attentif au plaisir de l’autre, au lieu de croire que l’on n’est pas un homme si l’on ne se lance pas dans l’éjac faciale, et où la sodomie n’est pas un exercice imposé, voire exclusif, mais un passage éventuel, comme le furet de la chanson — « il est passé par ici, il repassera par là », souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise.
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