Tango amer


Tango amer
Image extraite du film «El Clan» (Photo : Guillermo Francella)
Image extraite du film «El Clan» (Photo : Guillermo Francella)

L’Amérique du Sud est, à nos yeux, un continent mystérieux, bariolé et toujours convulsif. Une sorte de cocotte-minute prête à exploser, jamais apaisée et bouillonnante d’envies contradictoires. Aussi éruptive que Sarko dans la future primaire et éthérée que NKM abandonnant sa coiffure sauvageonne pour un carré déstructuré. Un monde qui nous est totalement étranger, excepté la ferveur du ballon rond, la jungle forcément touffue, des narcotrafiquants sortis d’un album de Tintin et des généraux en campagne électorale. La confusion s’empare de nous quand il s’agit de précisément définir chaque particularisme national.

L’identité argentine, par exemple, reste totalement nébuleuse. Des images d’Epinal viennent donc s’entrechoquer : une monnaie vacillante, des soubresauts politiques, des mères en pleurs, un couple s’enlaçant sur une place publique, un pilote de Formule 1 des années 50 et une mélancolie teintée de rage. L’ombre de Carlos Gardel et du FMI plane sur cet inventaire à la Prévert. Une sorte de désespoir élégant, feutré et régulièrement balayé par la froideur de l’océan Atlantique. On ne sait plus sur quel pied danser avec ce pays long comme un croc de boucher. En France, on se souvient surtout de Guy Marchand, le Gaucho des fortifs, entonner « Moi, je suis tango » en pleine période disco. Remisez donc vos idées préconçues, l’Argentine est beaucoup plus complexe que « le charme discret des dictatures ».

Cette année, deux artistes de tout premier plan, un réalisateur et un écrivain, triturent le passé pour faire éclater la vérité nue des années de plomb. Dans El Clan, Pablo Trapero nous replonge dans l’enfer du début des années 80 et de la famille Puccio. Ce thriller (depuis peu sur les écrans français) produit par les frères Almodóvar a remporté le Goya du meilleur film étranger en langue espagnole et a été sélectionné aux Oscars. On ressort de la salle, complètement déboussolé, d’abord par la leçon magistrale d’histoire, la violence atrocement contenue et le drame familial. C’est du très grand cinéma hispanique ! La finesse des caractères d’un Luis Buñuel et le punch démoniaque d’un Alejandro González Iñárritu. La torture, les kidnappings, le silence assourdissant des disparus tapent dans votre cœur durant deux heures. Le souffle nous manque sans que le réalisateur fasse usage de scènes outrageusement explicites. Une terreur sourde, sans excès d’hémoglobine, irrigue tout le film. Comme dans les polars de Manchette, le fond de l’air est pollué et la désespérance nourrit la folie des Hommes. La tragédie peut alors commencer. Le père, tortionnaire impassible, au regard transparent, couvant ses enfants à l’heure de repas et, dans l’heure qui suit, jouant du gourdin dans sa cave, est brillamment interprété par l’acteur Guillermo Francella. Le fils (Peter Lanzani), joueur de rugby vedette, gloire montante de son club est pris au piège de ce cercle infernal. Le tableau d’une Argentine sous tension est admirable.

Dans un autre registre, le poète Julián López, né en 1965, publie son premier roman (traduit par Roland Faye) chez Christian Bourgois. Une très belle jeune femme se déroule dans les années 70, autre période terrible de l’histoire argentine. Un garçon raconte sa vie dans un deux pièces de Buenos Aires avec sa mère et une voisine. Un quotidien à la banalité apparente. Car López, sans boursouflure de style, laisse poindre une atmosphère là-aussi étouffante. Avec une économie de mots et une omniscience de tous les gestes les plus simples, il évoque une nuit de Noël, une fête d’école écourtée par une fausse alerte à la bombe et toujours cette menace de l’extérieur. Une menace indistincte, malsaine, oppressante qui fait le lit des dictatures. Ce premier roman vaut surtout pour le portrait de cette femme : « Ma mère était une belle jeune femme. Elle avait la peau blanche et diaphane, je pourrais presque m’aventurer à dire bleutée, un éclat qui la rendait unique et d’une aristocratie naturelle, éloignée de toute trivialité mondaine ». Une réussite qui oscille entre la lettre d’amour et un ascenseur pour l’échafaud. Le spleen corrosif des argentins est diablement entraînant. Entrez dans la danse !

El Clan, film de Pablo Trapero. En salle depuis le 10 février.
Une très belle jeune femme, Julián López, Ed. Christian Bourgois.

Une très belle jeune femme

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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