D’un Céline l’autre


D’un Céline l’autre

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On ne se refait pas. Après Edouard Drumont, un antisémite français en 2014, le réalisateur Emmanuel Bourdieu met en scène une autre plume obsessionnelle, trempée dans le même souffre haineux : Louis-Ferdinand Céline. Un prénom et un nom qu’on ne présente plus, qui claquent comme un coup de fusil. Auquel l’intéressé échappera à la fin de la seconde guerre mondiale pour fait de collaboration. Une légende noire, best seller infréquentable, aussi génial qu’ignominieux.

C’est là l’objet du scandale. Comment pareil géant littéraire a-t-il pu se vautrer dans un tel antisémitisme ? Stigmate d’un siècle pathologique où de nombreux esprits s’égarèrent, d’Heidegger à Drieu La Rochelle, en passant par Brasillach, Rebatet, Le Corbusier, etc. Comme nul autre, l’auteur de Mort à crédit parvint à restituer nerveusement en littérature la langue parlée. A l’instar de Marcel Proust qui su retrouver le Temps grâce à une ample description des sens. Le crime parfait. La littérature qui traversait le réel, pour le meilleur et pour le pire.

Céline fut l’artificier d’un verbe porté à combustion dont les cendres nauséabondes sont encore incandescentes aujourd’hui. Au risque de s’y brûler les doigts, cela méritait donc bien que le septième art s’y attarde. C’est chose faite avec Louis-Ferdinand Céline. Deux clowns pour une catastrophe, sorti en salle le 9 mars.

Celui qui loupa de peu le prix Goncourt en 1932 (pour Voyage au bout de la nuit), a fui la France libérée et l’épuration sauvage pour Sigmaringen, point de chute du gratin pétainiste en exil. Après dix-huit mois passés derrière les barreaux au Danemark pour haute trahison, nous retrouvons l’écrivain, incarné de façon très convaincante par Denis Lavant qui l’avait déjà interprété au théâtre en 2015 (Faire danser les alligators sur la flûte de pan, au Théâtre de l’Oeuvre ), sur les rives de la mer Baltique, dans une modeste demeure prêtée par Me Tixier-Vignancourt (son célèbre avocat), en compagnie de son chat Bébert et de sa femme Lucette, jouée par une Géraldine Pailhas aussi aimante, qu’exigeante, lucide, inquiète pour son irascible mari, miné par la paranoïa.

Le film raconte l’improbable rencontre de Céline et Milton Hindus, un écrivain américain, grand admirateur de l’œuvre du « maître » désormais damné des Lettres parisiennes, qu’il défend bec et ongle outre-Atlantique. Reconnaissant, Céline l’invite à le rejoindre au Danemark. Démarrera une confrontation électrique entre deux personnages que tout oppose, deux clowns réunis pour une même catastrophe…

Un Céline petit et boiteux, soutenu par sa femme, manipulateur, distant, fielleux, fasciste, outrancier, ingrat, laid, atrabilaire, antisémite, mégalomane prenant un malin plaisir tel l’auguste à déstabiliser Hindus dans le rôle du clown blanc, son exact contraire. A savoir grand échalas, ingénu, affable, communiste, pondéré, reconnaissant, élégant, aimable, juif, humble, ayant accepté de laisser sa femme enceinte à Chicago et qui ne pourra que vite déchanter de l’énergumène.

À travers la narration d’un huis clos tragi-comique tenant la route grâce à un jeu d’acteurs habités, le cinéaste Emmanuel Bourdieu réussit à mettre en relief l’assertion célinienne répétée plusieurs fois dans le film : « La littérature est le contraire de la vérité ». Il en fait le fil rouge du film en montrant que le romancier, à la fois Céline, Bardamu et Destouches, travestit par essence la réalité, qu’il créé un monde, qu’il fonde sa vérité et ses identités derrière lesquelles il a tout loisir de se dissimuler, passant du réel à la fiction pour mieux dérouter au final son public.

L’enjeu majeur du film était de se frotter à cette vielle querelle parnassienne de l’Art pour l’Art, que connurent en leur temps Charles Baudelaire, Antonin Artaud, Emile Cioran et d’autres : l’Art doit-il forcément être l’expression du Beau et du Bon ? La beauté du Mal est-elle interdite ? En d’autres termes, la création doit-elle être guidée par la morale ?

Bourdieu laisse le soin au spectateur de se faire son opinion, néanmoins le film aurait mérité de se pencher d’avantage sur les livres de Céline qui dans leur expressionnisme noir vomirent leur époque troublée et furent la marque d’une intransigeance esthétique rare. On regrettera donc que l’homme soit largement mis en avant dans ses excès au détriment de l’auteur, de son style disruptif, de son univers narratif, de ses thématiques littéraires pas si connues que ça du grand public. Malgré cet écueil, on saluera tout de même la démarche à ce jour inédite d’avoir porté Céline à l’écran, d’une manière réaliste et distanciée.

Louis-Ferdinand Céline. Deux clowns pour une catastrophe d’Emmanuel Bourdieu. En salle depuis le 9 mars.



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