Causeur. Le président de la République et le Premier ministre l’ont clairement annoncé : les attentats de 13 novembre ne seront ni les derniers ni les pires sur le sol français. Sommes-nous prêts à affronter cette menace ?
François Heisbourg[1. Président de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) à Londres, François Heisbourg est conseiller spécial de la Fondation pour la recherche stratégique à Paris. Son dernier livre, Secrètes histoires. La naissance du monde moderne, a été publié en novembre 2015 chez Stock.]. La réponse ne peut être que relative car la question honnête et réaliste est : fait-on tout ce qu’il faut pour prévenir les prochains attentats et, à défaut, en limiter l’impact ? Et la réponse est : non. Pire encore, alors que pendant quinze ans – de 1996 à 2012 –, nous avons vécu sans attentats meurtriers sur notre territoire, à partir de 2012, nous avons subi une succession d’échecs : mars 2012 Merah, janvier 2015 Charlie, Montrouge et l’Hyper Cacher, 13 novembre Stade de France, 11e arrondissement et le Bataclan.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi ne parvenons-nous plus à intercepter les terroristes et empêcher les attentats ?
Il peut y avoir deux séries de causes. Soit la menace s’est aggravée parce que Daech est un adversaire plus coriace qu’Al-Qaida, soit nous payons les erreurs et les insuffisances de nos moyens de défense.
Mais Daech n’a joué aucun rôle dans les attentats commis par Merah…
Absolument, ni d’ailleurs dans les attaques commises par les frères Kouachi. Les frères Kouachi ont revendiqué leurs actions au nom d’Al-Qaida dans la péninsule arabique, parce que l’un d’eux avait fait un stage chez un certain Awlaki, un djihadiste bien connu au Yémen. En France, Daech entre en jeu avec Coulibaly.
En même temps – et c’est à porter au crédit des services de renseignements –, même si nous avons échoué à empêcher leur passage à l’acte, nous n’avons pratiquement jamais eu affaire à des inconnus complets. Sur les dix terroristes connus du 13 novembre, tous membres de Daech, sept étaient répertoriés de longue date. Autrement dit, nous ne sommes pas face à une nouvelle menace, mais plutôt face à une menace connue qui évolue et gagne en virulence. Cependant, même si la menace évolue, la raison principale de nos récents échecs est à chercher de notre côté, dans les mauvaises décisions que nous avons prises.
Lesquelles ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de vous raconter une histoire qui m’a profondément marqué. En 1982 j’étais au ministère de la Défense. Un soir, je reçois une information sur un attentat en préparation : j’ai le numéro de la bagnole, son lieu de stationnement rue Marbeuf devant la rédaction du journal Al Watan al-Arabi, et même l’heure prévue pour l’explosion… C’est arrivé par des sources proches du ministère de la Défense, qui n’étaient pas des sources du renseignement, d’ailleurs, c’était un canal inhabituel… Ça arrive… Nous passons l’info à la Place Beauvau qui décide… de s’asseoir dessus ! Le lendemain matin, le réveil fut très pénible… un mort et plus de soixante blessés ! À ma connaissance, il n’y a jamais eu de débriefing en bonne et due forme. Je n’oublierai jamais la leçon terrible de ce 22 avril 1982 : face au terrorisme, le plus gros problème c’est nous.[access capability= »lire_inedits »]
Trois décennies plus tard, en sommes-nous toujours au même point ?
Oui et non. Certes, beaucoup de choses ont changé depuis 1982, avec notamment la création de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), le « clearing house » de l’information en matière de terrorisme. Mais nous avons commis pas mal d’erreurs et surtout, nous avons toujours autant de mal à faire d’un groupe de musiciens, individuellement de bon niveau, un orchestre qui joue la même partition ! Il faudrait par exemple dresser le bilan de la décision de Sarkozy de supprimer les Renseignements généraux (RG) et de marginaliser la gendarmerie en tant qu’appareil de production de renseignements « branché » sur la communauté du renseignement. Or, la gendarmerie était, avec les RG, la grande source de renseignement de proximité. Il existe onze mille brigades de gendarmerie dans le pays. Avec les RG, c’est-à-dire la police, ça faisait un sacré quadrillage du territoire !
Sarkozy a donc eu tout faux dans cette réforme ?
Non. J’ai fait partie de cette entreprise, et lorsqu’on a réformé la communauté des renseignements en marge du Livre blanc sur la Défense, de nombreuses bonnes choses ont été accomplies : renforcement de la DGSE, création du coordonnateur du renseignement, du conseil national du renseignement. Mais le renseignement de proximité a été délaissé au profit des moyens technologiques, écoutes et métadonnées. La technologie, c’est bien, mais ça ne peut pas remplacer le renseignement humain du terrain.
Les gendarmes ont-ils cessé de recueillir des renseignements ?
Au contraire ! Ils ont même très fortement développé cette aptitude dans le cadre de la sous-direction de l’anticipation opérationnelle. Mais ils ne sont pas « pluggués » ! Il n’y a pas d’unité organique entre les activités des gendarmes et ce que fait la communauté du renseignement.
« La culture des RG et celle de la DST n’ont rien à voir l’une avec l’autre »
Au bout du compte, la réforme du renseignement est-elle une mauvaise idée ou une bonne idée mal exécutée ?
Elle partait d’une idée raisonnable : regrouper des moyens et les intégrer. Le problème, c’est que la culture des RG et celle de la DST n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Les RG travaillaient souvent à visage découvert, ils avaient une mission de recueil d’informations, et non pas de répression. Du reste, si les RG n’ont pas été dissous à Paris, cela signifie peut-être qu’ils ne sont pas complètement inefficaces. D’un autre côté, la DST était une boutique très opaque dont le cœur de métier était le contre-espionnage. Ses agents faisaient face aux Soviétiques, à travers le KGB, ainsi qu’aux services des pays du pacte de Varsovie. Cela exige une culture très particulière. Et quand vous mariez ces deux cultures-là, ça vous donne l’affaire Merah !
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné dans l’affaire Merah ?
Toujours la même histoire : une guerre des services entre Paris et Toulouse, entre anciens de la DST et anciens des RG. Conséquence : des différences d’évaluation de la dangerosité de Merah, les uns qui veulent l’utiliser comme source, les autres qui veulent l’arrêter. Et, lorsqu’on finit par comprendre que Merah est derrière les assassinats des militaires puis des enfants à l’école juive, les rapports entre services étaient tellement dégradés que ça a perturbé le bon déroulement de l’enquête à chaud !
Autre exemple, plus récent : le 7 janvier 2015, quelques heures après l’attentat contre Charlie Hebdo, le RAID se transporte à Reims… Avec les équipes de toutes les chaînes télé… Comme le débarquement américain en Somalie ! Et que trouve-t-il ? Rien !
Pourquoi étaient-ils allés à Reims ?
Parce que l’un des frères Kouachi était supposé habiter Reims. Mais il n’y était plus ! Et pourquoi ne le savait-on pas ? Parce qu’il n’y avait pas été suivi !
De retour du Yémen, le jeune Kouachi s’installe à Paris et se voit « pris en charge » par la préfecture de Police et les RG en liaison avec ce qui est encore la DCRI. Il est d’abord mis sur écoute et sous surveillance électronique et… rien ! Nib de nib ! Sauf que quand il n’y a rien, c’est souvent qu’il y a un gros lézard… Les services en tirent la conclusion que c’est probablement du lourd et le serrent de beaucoup plus près, 24 heures/24 et 7 jours/7. C’était bien vu. Seulement, Kouachi décide d’aller à Reims et le dossier passe de la préfecture de Police de Paris et des RG à la DCRI. Logique. Mais à Reims, il n’y a ni DCRI ni RG, et ce n’est pas non plus en zone gendarmerie… Résultat : on le perd de vue !
Un tel ratage, c’est difficile à croire…
Attendez, ce n’est pas tout ! Après le massacre dans la rédaction de Charlie Hebdo, les deux frères terroristes fichent le camp, pas très discrètement d’ailleurs, du côté de Villers-Cotterêts. Ils passent la nuit en forêt. À ce moment-là, une cellule de crise s’ouvre au ministère de l’Intérieur avec le ministre et tutti quanti, autour de la grande table dans le sous-sol. Ils prennent des décisions sur la suite de la traque. Nous avons des informations sur ce qui s’est passé grâce à l’équipe de télé invitée à enregistrer les événements.
Leur caméra et leur micro sont tombés sur Favier, le patron de la gendarmerie, au moment même où Cazeneuve décidait d’envoyer le RAID du côté de Dammartin-en-Goël… Et Favier d’objecter que c’est en zone gendarmerie : le GIGN serait ravi de pouvoir s’en occuper ! Cazeneuve réagit en radical-socialiste, il envoie aussi le GIGN. Résultat : le lendemain matin, les deux grands corps d’élite font le siège de deux glandus enfermés dans une imprimerie sans otages. Or, les autorités savaient déjà que Coulibaly, qui venait d’assassiner la policière à Montrouge, était dans la nature et il y avait toutes les chances pour qu’il tente quelque chose. À 13 heures, lorsque débute la prise d’otages de l’Hyper Cacher, les deux grandes forces d’intervention sont à 45 kilomètres de Paris ! On rappelle le RAID qui prend la route immédiatement, et on envoie la BRI, des gens très bien, qui ont d’ailleurs sauvé la journée, mais les vrais spécialistes, ce sont tout de même le RAID et le GIGN.
Pourquoi le RAID ne gagne-t-il pas Vincennes en hélicoptère ?
Excellente question ! Vous savez quoi ? Le GIGN a à sa disposition, haut-le-pied, deux hélicoptères de transport et d’assaut. Quelqu’un a-t-il proposé de transporter les gars du RAID ? En deux rotations, ils auraient tous été à la porte de Vincennes ! Au lieu de quoi ils ont été coincés dans des embouteillages… D’où ils sont arrivés à s’extraire avec une grande difficulté grâce, notamment, à l’intervention de motards qui les ont aidés à dégager la route. Les motos de la Marne, on croit rêver!
Heureusement, grâce à la BRI, ces empêchements absurdes n’ont pas eu de conséquences – le GIGN n’aurait pas fait mieux. Mais si Coulibaly avait été plus pro, cela aurait pu être bien plus grave.
Les attentats de janvier ont-ils au moins, enfin, fait l’effet d’un électrochoc ? Étions-nous mieux préparés le 13 novembre ?
Non ! Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé au Bataclan pendant deux heures, entre 22 h 02 et 00 h 17. Grâce à ce type de la BAC qui, avec son pétard, tout seul, a réussi à faire exploser un des terroristes avec sa ceinture, la fusillade n’a duré que quinze minutes, pendant lesquelles ces quelque 350 morts et blessés se sont fait descendre ! Et c’est un miracle. La BRI est arrivée un quart d’heure après, elle a progressé, cheminé, tout doucement… La concierge d’un immeuble proche du Bataclan raconte que des victimes ont été acheminées dans sa cour, et qu’au fil des heures certaines sont mortes… Apparemment, il n’y avait aucun tri ! Et pour couronner le tout, il y a eu l’assaut contre l’appartement des terroristes à Saint-Denis. On se moque des Américains qui règlent tout par la puissance de feu, mais alors à Saint-Denis ! 5 500 tirs… il fallait le faire !
Comment résoudre ces problèmes qui nous affaiblissent depuis plusieurs décennies ?
Après le 11-Septembre, les Américains ont créé une commission d’enquête fédérale pour comprendre ce qui s’était passé. Nous avons subi notre 11-Septembre, à nous de créer une commission d’enquête. Non pas une cour de justice qui punit, mais une commission qui posera toutes les questions, passera au crible toutes les décisions et ira jusqu’au bout pour connaître la vérité et mettre les choses à plat. L’Assemblée nationale vient d’en créer une. Espérons qu’elle pourra bien travailler, sinon, nous sommes condamnés à répéter nos erreurs.
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