On entre dans la salle de cinéma qui projette le film avec la ferme envie de mourir de rire. Envie très vite déçue. On se scandalise : quoi, les frères Coen ne sont pas Canteloup ? Ils n’ont donc pas décidé que la dérision devait être universelle, s’attaquer à tout et tout passer dans sa moulinette égalitariste ? Et puis on se raisonne. Les frères Coen ne sont pas français, ils ne sont pas tenus d’obéir aux doxas hexagonales du moment. Sur deux sujets, le communisme et le christianisme, ils semblent dans Ave César en désaccord total avec la doxa française et plus largement avec ce qu’on pourrait appeler la doxa occidentale de gauche.
Que le lecteur ne se méprenne pas. Le film fait tout de même rire et n’a rien d’un pensum idéologique. Les numéros hollywoodiens bluffants s’y succèdent, par exemple la magnifique séquence de tapdance par des marins de l’US Navy menés par Channing Tatum, marins qui ne sont peut-être pas aussi hétérosexuels que ça. Ce n’est qu’à la réflexion qu’on découvre que les frères Coen poussent la mémé du politiquement correct de gauche très loin dans les orties de l’anticonformisme.
Je ne suis en rien spécialiste du maccarthysme et je ne sais pas si la tentation communiste d’un certain nombre de scénaristes et d’acteurs d’Hollywood fut réelle et dangereuse, ou purement fantasmée par le grand méchant sénateur McCarthy. Ce que je sais, c’est que les victimes du maccarthysme sont en France sacro-saintes, de pures vierges traînées au martyre sur des soupçons idiots, comme Elia Kazan et les autres. Poser la question de leur éventuelle culpabilité suffit à faire de vous un ennemi du genre humain.
Les frères Coen s’offrent le culot d’une séquence hilarante, satire impitoyable des discussions entre intellectuels de gauche. Un groupe de scénaristes communistes a enlevé George Clooney, alias l’acteur fictif Baird Whithlock, alias le général romain Autolochus. Celui-ci assiste stupéfait à une réunion où ses kidnappeurs monologuent leurs obsessions comme dans un séminaire de Lacan ou une AG de mai 68. Il y a même un vieux chnoque pontifiant qui s’appelle Marcuse…
Les critiques condamnent ces blasphèmes : parodier avec une force moliéresque les discussions de gauche, quel scandale ! « La seule faiblesse du film est son traitement des scénaristes communistes, représentés comme des gentils idéologues sectaires », déclare Gérard Delorme dans Première. L’Américain Matthew Dessem dit sur Slate : « Les plus injustes des caricatures d’Ave César sont sans doute celles du groupe d’études des scénaristes communistes qui enlèvent Baird ».
Personne, absolument personne, ne parle de la séquence très réussie dans laquelle la diabolique fratrie se paie la tête du cinéma soviétique patriotard de la période stalinienne. Burt Gurney, le beau marin incarné par Tatum, propriétaire de la splendide villa maritime où se réunissent les communistes, est un agent soviétique qui s’enfuit en sous-marin vers le paradis socialiste. La scène est filmée en pompiérisme moscovite des années 50. Dans la vraie vie, le transfuge aurait atterri très vite dans le miteux hôtel Lux où le Komintern logeait et souvent assassinait ses hôtes étrangers, agents ou chefs de partis communistes comme le Hongrois Bela Kun. Et Burt Gurney, ayant avec lui un gentil chienchien nommé Engels, aurait été liquidé avant son troisième breakfast à l’ersatz de café et aux tartines de betteraves moisies.
Les Français de notre époque ne comprennent rien au religieux
Le film des frères Coen commence et se termine par les extraits d’un péplum genre Ben Hur racontant la vie du Christ du point de vue de l’inénarrable général romain Autolochus, George Clooney à la ville. Celui-ci prononce aux pieds du crucifié une noble tirade admirative qui tire les larmes des figurants et des machinistes. Mais il n’arrive pas à prononcer le dernier mot de son discours, qui est « faith », la foi. Ce dénouement peut se comprendre de plusieurs manières, et bien entendu, les critiques choisissent de le prendre à la rigolade. Le journaliste du Monde Jean Birnbaum — qui est loin d’être ma tasse de thé — explique dans son dernier livre[1. Un silence religieux, la gauche face au djihadisme, Ed. Du Seuil, 2016] que les sociologues se trompent en refusant de prendre au sérieux la dimension religieuse de l’engagement des djihadistes. Il a raison, les Français de notre époque ne comprennent rien au religieux, à commencer par la hiérarchie catholique qui va bientôt nous resservir sa messe de Pâques indigeste, lourdement entrelardée de baptêmes. La Résurrection fait tache dans la vision du monde rationalisée du clergé catholique, on la passe à la trappe.
Cette dimension chrétienne du film échappe complètement aux critiques. C’est étrange et pourtant il faut l’admettre, les frères Coen se posent dans Ave César un problème religieux ! Ce n’est pas la première fois que la théologie montre le bout de son nez dans cette œuvre prétendument légère et hilarante. L’émouvant A serious man reprend la problématique du Livre de Job, un des plus grandioses textes de la Bible : pourquoi Dieu se permet-il parfois d’accabler de malheurs un homme juste, bon et pieux ?
Dans le film qui vient de sortir, la clé du mystère est donnée par une séquence cachée au milieu de l’œuvre. Mannix, héros du film et régleur de tous les problèmes personnels des acteurs et collaborateurs des productions Capitol, convoque une assemblée de religieux venus des différents cultes. Il s’agit de demander à ces messieurs leur avis après lecture du scénario d’un futur film biblique. Les divers représentants du christianisme se montrent accommodants, seul le rabbin est révulsé par ce qu’il a lu : « Dieu qui a un fils ! Et pourquoi pas un chien ? » Logique, mais peu généreux. Si on met cette scène en perspective avec le début et la fin du film, on comprend qu’il s’agit d’une angoisse de la conscience juive sur le statut théologique des non-juifs. Si le Dieu d’Israël est le seul véritable, s’il ne s’intéresse qu’au « peuple élu », alors que valent à ses yeux les autres hommes ? Rien ? C’est contre ce Dieu purement ethnique que se sont élevés les grands convertis du judaïsme au christianisme, Saint Paul, Simone Weil (la philosophe, pas la femme politique), le cardinal Lustiger et bien d’autres. Faudra-t-il ajouter Ethan et Joel Coen à cette liste de grands esprits soucieux de distribuer à tous les hommes les trésors spirituels d’Israël ?
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