«La culture est dangereuse, elle développe l’esprit critique»


«La culture est dangereuse, elle développe l’esprit critique»
Sipa. Numéro de reportage : 00743376_000002.
alain morvan najat vallaud
Sipa. Numéro de reportage : 00743376_000002.

Alain Morvan est ancien recteur d’académie de Lyon.

Propos recueillis par Régis Soubrouillard

Malgré les dénégations répétées du ministère, les dotations horaires globales prouvent que la réforme du collège vise bel et bien à la mort lente des langues anciennes. Comment comprenez-vous cette volonté de supprimer le grec et le latin ?

La suppression des langues anciennes – car c’est bien de cela dont il est question – répond à une idéologie : celle de l’arasement. Les disciplines réputées élitistes sont à extirper en tant que vecteurs de ce que de piètres émules de Bourdieu appellent la reproduction.

Chez les « penseurs » de la réforme, ce qui est consacré par l’usage est dangereux. La culture est dangereuse, car elle encourage le développement de l’esprit critique et forme de vrais citoyens, des hommes et des femmes libres, là où l’on voudrait des électeurs bien conditionnés.

J’ajouterai que, compte tenu des économies de moyens promises par l’éradication du latin ou du grec, les idéologues de la pédagogie niveleuse ne sont peut-être en fin de compte que des « idiots utiles » qui couvrent pudiquement, de leurs billevesées utopistes, une politique cynique de réduction des dépenses publiques.[access capability= »lire_inedits »]

Que répondez-vous à ceux qui jugent ces matières inutiles sur le plan de l’insertion professionnelle ?

J’ai connu des chefs d’entreprise – et dans le secteur où l’on s’y attendrait le moins, comme la finance – qui privilégiaient le recrutement de jeunes s’étant frottés aux langues anciennes ; leur raisonnement est que quiconque sait trouver son chemin face à un texte de Plutarque ou de Properce aura la perspicacité nécessaire pour débrouiller les données les plus techniques. Le latin et le grec sont une belle initiation à l’exercice du déchiffrage, de la compréhension. On s’étonne que les « pédagogistes », si prompts à réclamer le retour au « sens », refusent de reconnaître les vertus heuristiques du décodage auquel invitent les langues prétendues mortes.

En ce cas, les maths sont tout aussi formatrices et personne ne songe à les supprimer !

Plus généralement, les langues anciennes, avec leur cortège de penseurs et de références historiques et culturelles, peuvent apporter aux élèves l’une des bases premières de la sagesse, de la tolérance et de la vraie réflexion – à savoir le sens de la relativité. Leur disparition (si nous ne parvenons pas à l’empêcher) serait lourde de conséquences éthiques. Ce n’est pas un mince paradoxe qu’une ministre qui se dit attachée à promouvoir les valeurs républicaines détruise l’une des voies les plus sûres pour y parvenir.

Mais on reproche aussi au latin et au grec d’être des instruments de sélection sociale…

On sait, grâce à des constats récents, que le latin et le grec permettent au contraire à des enfants de milieux socialement et culturellement défavorisés d’échapper à la pesanteur des « déterminants ». On oublie que les dispositifs élitistes ne prenaient rien à personne, ne pénalisaient personne et qu’ils offraient à tous les élèves, quelle que fût leur origine, la chance de l’effort, du dépassement, de l’émulation. Qu’on nous explique enfin, de grâce, en quoi la suppression des bilangues ou du latin sera profitable aux élèves en difficulté ! Aux enfants de familles riches, il restera la ressource du privé, de la bibliothèque familiale, des petits cours et des séjours à l’étranger. Belle conception de l’égalité réelle. En réalité, tout se passe comme si l’on voulait supprimer l’exigence et la difficulté. Tout esprit libre conviendra qu’une éducation nationale qui renonce à être exigeante trahit la mission que lui a confiée la Nation.

Cette évolution n’était-elle pas inscrite dès le départ dans la mise en place du « socle commun » qui se voulait la solution démocratique à l’injustice scolaire mais qui reposait sur un présupposé implicite, selon lequel un enseignement de masse de haut niveau est impossible ?

Nous avons affaire, avec les menaces qui pèsent sur l’allemand, les langues anciennes, les classes bilangues et les sections européennes, à une dérive qui était peut-être, en effet, prévisible. Mais elle n’était pas fatale. Les défenseurs de la diversité linguistique voient bien que l’affaiblissement de l’allemand et l’assèchement des bilangues et des européennes vont instaurer de fait une suprématie du couple anglais-espagnol, que les vrais spécialistes de la politique des langues avaient courageusement endiguée. Comme recteur, j’ai beaucoup milité pour la protection et la diffusion de ces disciplines et dispositifs. Je n’ai jamais constaté qu’ils nuisaient en quoi que ce fût à l’existence d’un socle commun de connaissances. Mais sans doute, au fil des ans, a-t-on laissé pervertir la mission initiale du socle, en y voyant, non pas un plancher minimal exigible, mais un plafond fixé arbitrairement et qu’il serait interdit de dépasser.

Le mathématicien Laurent Lafforgue estime que les principaux responsables de cette dérive sont les « experts » qui exerceraient leur mainmise sur la rue de Grenelle. On cite souvent Florence Robine, présentée comme la véritable ministre de l’Éducation nationale. Vous avez été recteur d’académie, partagez-vous cette opinion?

J’ai des raisons de connaître les hauts faits de Mme Florence Robine, directrice générale de l’enseignement scolaire, dont j’ai dénoncé l’arrogance dogmatique et le mépris des professeurs dans un billet intitulé « Le caporalisme épinglé ». Il est certain que, bien que très minoritaire, une véritable camarilla de bien-pensance pédagogique a fait son nid au cœur de la rue de Grenelle et qu’elle a profité du conformisme pavlovien ou de l’aveuglement opportuniste de certains corps intermédiaires pour répandre son idéologie toxique. Ces experts, dont le parcours antérieur n’est pas toujours marqué au sceau de l’excellence universitaire, ont réussi à survivre à tous les changements de ministres, les hôtes de l’hôtel de Rochechouart n’ayant pas tous eu la volonté d’imprimer leur propre vision pédagogique (à supposer qu’ils en eussent) ni de se faire obéir de leur administration. L’action de cette véritable cléricature (qui a ses rites, sa vulgate, et adore fulminer les excommunications au nom de sa propre vision tolérante) rappelle souvent le comportement d’une secte.

Ne sont-ils pas plus ridicules que vraiment nocifs ?

Ne croyez pas cela ! Tout en chantant la louange de l’autonomie des acteurs de terrain, ces « experts » sont devenus de redoutables praticiens de la déculturation forcée et de l’autoritarisme. Les témoignages qui remontent des séances de formation imposées aux enseignants en vue de la mise en œuvre du nouveau collège à compter de la rentrée 2016 sont à cet égard hallucinants. Intimidation, délation, humiliation y ont été pratiquées avec une alacrité qu’on n’aurait pas cru trouver chez les commis voyageurs d’une idéologie aimant à se faire passer pour libertaire. Et que dire de ces « chercheurs » en sciences de l’éducation, aussi doctes dans leur comportement que, pour certains d’entre eux, intellectuellement médiocres, qui entendent imposer à une profession tout entière une scolastique de bas étage qui tire sans doute sa légitimité du fait que ses thuriféraires ne sont pas soumis au contact polluant des élèves ni des salles de classe ? Que d’économies ne pourrait-on pas réaliser si l’on renvoyait ces beaux esprits sur le terrain, en établissement !

De nombreux collectifs luttent contre la mise en place de la réforme du collège, les enseignants sont très actifs sur les réseaux sociaux, des professeurs refusent de se rendre aux journées de formation, des manifestations ont lieu dans certaines académies, les mobilisations se succèdent en Seine-Saint-Denis. Comment voyez-vous évoluer la situation ?

La mise en place de la fumeuse et délétère réforme du collège, contre la volonté nourrie de sagesse et de vraie expérience des enseignants, a réussi à transformer leur souffrance en exaspération. Pour toute réponse à la contestation, la DGESCO mise en effet sur l’« éducabilité » (sic) des professeurs, en laquelle elle ne semble guère croire d’ailleurs. Il faudrait donc rééduquer les enseignants, comme s’ils étaient des délinquants. L’indifférence que Mme Vallaud-Belkacem leur témoigne depuis de longs mois a créé une situation que je crois explosive. Cette ministre, toujours empressée de se montrer aux caméras, n’a pas trouvé un instant pour exprimer sa compassion ou, à tout le moins, la conscience qu’elle a de leurs difficultés. Regardez-la pouffer à l’Assemblée nationale quand un député de l’Est de la France ose l’interroger sur la marginalisation de l’enseignement de l’allemand. Les professeurs pensaient avoir une ministre : ils constatent qu’ils ont une communicante exclusivement soucieuse de sa propre image et de sa carrière à venir.

Peut-être, mais l’exaspération n’arrêtera pas la réforme. Les professeurs finiront-ils par l’accepter ?

Tout cela, j’en ai peur, entraînera des secousses d’une grande violence. J’ai tenté, ces derniers mois, d’alerter les pouvoirs publics. En vain. Le désenchantement des professeurs s’est exprimé dans les urnes lors des régionales de décembre. Qui nous dit que le désespoir ne les entraînera pas à des conduites extrêmes, comme celles que pratiquent certains agriculteurs ou chauffeurs de taxi ?[/access]

Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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