Ripailleur, anarchiste, polyglotte, bibliophile, dipsomane : ce Chassignet que nous décrit Gérard Oberlé se révèle franchement suspect, au point, horresco referens, de se gausser des « histrions de l’erreur galiléenne », du « pilou-pilou théophagique », et de s’afficher, non sans crânerie, comme « un adepte tardif des cultes abolis ». Circonstance aggravante, le bougre cite Pétrone et Rabelais, chante les vins de Bourgogne et même, oui, l’oubli, « l’oubli plus doux que le souvenir ». Ne pousse-t-il pas le vice jusqu’à avouer une trouble dilection pour les Arabes, dont il baragouine la langue ?
Chassignet n’est pas un inconnu pour les lecteurs d’Oberlé (1945), puisque ce « personnage discutable » (dixit l’auteur) hante les trois premiers romans de cet ancien professeur de langues anciennes devenu, dans son manoir du Nivernais, expert en livres anciens et chroniqueur musical. Chassignet est aussi le nom d’un poète baroque des XVIème et XVIIème siècles, auteur de sonnets porté haut par Nerval.
Puits de science, l’auteur d’Itinéraire spiritueux et des splendides Mémoires de Marc-Antoine Muret ressuscite donc son héros dans ce récit en trois parties, où le lecteur partage la vie d’un humaniste français du XXIème siècle, des rivages du Nil aux paillottes de la Nouvelle-Calédonie, en passant par le Sud profond. C’est à Assouan, dans ce palace Old Cataract que fréquentèrent Agatha Christie et Winston Churchill, que se déroule le récit le plus abouti du recueil : Oberlé, qui a vécu en Egypte à la fin de l’autre siècle, décrit avec délices ses amis égyptiens, la faune haute en couleurs des expatriés et des felouquiers… Une baronne perdue, un exilé romain, un dandy bostonien, l’inévitable voyou local dansent sous nos yeux une pavane quelque peu surannée, juste assez funèbre, ô combien séduisante. On y boit sec en portant des toasts à des auteurs oubliés ainsi qu’aux bêtes sauvages.
Délicieusement à rebours du siècle jusque dans sa mélancolique gaieté, le styliste entortille son lecteur par d’érudites calembredaines. Gérard Oberlé ? Un baroque égaré, un païen de la décadence, un précieux libertin : le petit maître dans toute sa splendeur.
Bonnes nouvelles de Chassignet, Gérard Oberlé, Grasset, 2016.
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