Depuis le fameux congrès de Bad Godesberg du Parti social-démocrate allemand (SPD) en 1959, où ce parti abjura solennellement la doctrine marxiste (appropriation collective des moyens de production et d’échanges) pour se rallier à l’économie sociale de marché, les socialistes français ont pris l’habitude de prendre, sur leurs camarades d’outre-Rhin un retard de plus d’une décennie dans l’élaboration d’une doctrine économique et sociale adaptée à l’évolution du monde.
Il fallut l’urgence de la crise financière provoquée en 1982-1983 par la mise en œuvre dogmatique du « programme commun » de la gauche, arrivée au pouvoir avec François Mitterrand, pour que l’esprit de Bad Godesberg souffle sur un PS aux abois… Cela se fit au prix d’une rupture, actée en 1984, avec un Parti communiste qui avait amorcé sa lente, mais inexorable agonie.
L’utopie d’une voie française vers le socialisme démocratique (« Entre le plan et le marché, chers camarades, il y a le socialisme ! » , s’exclamait, en 1979, Laurent Fabius, sous les applaudissements des délégués du congrès de Metz) s’est cependant perpétuée en opposition à l’évolution assumée d’une partie de la social-démocratie européenne (travaillistes britanniques, ex-communistes italiens) vers un social-libéralisme offrant une alternative réaliste au capitalisme financier dérégulé.
Quatorze ans après la gauche allemande…
Aujourd’hui, la gauche française au pouvoir se retrouve, quatorze ans après son homologue allemand, au pied du mur d’une réforme du marché du travail, passage nécessaire pour le rétablissement de la compétitivité de l’économie dans un contexte mondialisé, comme le prouvent les exemples de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, et peut-être bientôt de l’Italie de Renzi. Les controverses suscitées par la loi El Khomri, après celles provoquées par les lois Macron, sont la réplique tardive du débat suscité au début de ce siècle en Allemagne par l’élaboration et la mise en œuvre quasi immédiate, par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder des mesures préconisées par la commission Hartz – du nom de son président, Peter Hartz, dirigeant syndical et membre, à ce titre, du directoire de Volkswagen. Ces mesures visaient à réformer en profondeur le marché du travail, l’assurance chômage et les aides sociales, pour éliminer les rigidités issues d’une période révolue, celle d’un plein emploi assuré par la seule croissance du PIB.
Il n’est donc pas inintéressant, pour comprendre les enjeux politiques et sociaux du débat français, de revisiter la séquence allemande, qui présente quelques similitudes avec ce qui est en train de nous arriver. En 1998, après un quart de siècle d’occupation du pouvoir par la coalition des chrétiens-démocrates et des libéraux dirigée par Helmut Kohl, la gauche gagne les élections au Bundestag et forme un gouvernement SPD-Verts incarné par le tandem Gerhard Schröder- Joschka Fischer, deux hommes politiques au charisme indéniable.
Un troisième larron, cependant, s’adjoint à ce duo, Oskar Lafontaine, président du SPD, idole de la jeunesse « progressiste et pacifiste » depuis son engagement dans la lutte contre les euromissiles au début des années 80. Pour amadouer la gauche du SPD, Schröder lui confie le ministère des Finances et de l’Economie, comme plus tard, en France, François Hollande invitera Arnaud Montebourg à s’atteler au « redressement productif ». Très vite, cependant le torchon brûle entre Schröder le pragmatique et Lafontaine l’idéologue, à propos de la politique à mener pour sortir le pays de la spirale des déficits, de la stagnation économique et du chômage où l’avait plongé l’action des derniers gouvernements Kohl, dépensant sans compter pour intégrer l’ex-RDA dans la nouvelle Allemagne. S’étant assuré le soutien des écologistes en leur concédant la sortie du nucléaire à brève échéance, Schröder s’oppose frontalement à Lafontaine, et à une forte minorité au sein du SPD, qui souhaitent mettre en œuvre une politique économique de la demande (augmentation des salaires et des prestations sociales) pour surmonter les difficultés financières de l’Etat. Le modèle de Schröder, c’est Tony Blair, alors qu’il n’a que mépris pour Lionel Jospin, qui tient alors les manettes à Paris. Lafontaine claque brutalement la porte en 1999, se retirant dans son Land de Sarre comme un tribun de la plèbe sur L’Aventin.
Schröder, débarrassé de son surmoi gauchiste
Débarrassé de son surmoi gauchiste, Schröder, reconduit de justesse en 2002, sourd aux clameurs de la rue et des cénacles de la gauche intellectuelle et éditoriale, administre au corps social la potion amère concoctée par la commission Hartz : dégressivité rapide des allocations chômage, fusion des prestations chômage et des allocations de solidarité, incitation à la recherche d’emploi et à la mobilité géographique, création de mini-jobs à 400 euros mensuels pour lutter contre le travail au noir et maintenir en situation d’emploi les salariés peu qualifiés. Ce faisant, il obérait fortement les chances d’une nouvelle réélection, car tout le monde savait que les effets de ces mesures sur l’activité et l’emploi ne pourraient se faire sentir avant la prochaine échéance électorale qui était fixée au printemps 2006. Les remous créés au sein du SPD par cette politique le conduisirent d’ailleurs à provoquer, en 2005, des élections anticipées, qu’il perdit au profit d’une coalition de centre-droit dirigée par Angela Merkel.
Cette dernière engrangea alors les bénéfices politiques du rétablissement, avant la crise monétaire et économique mondiale de 2007-2008, des comptes publics de l’Allemagne, scandaleusement dans le vert, alors que ceux de ses voisins et partenaires variaient du rose foncé au rouge vif. La courbe du chômage s’inversait sans qu’il fût nécessaire de tripatouiller les statistiques. Pendant ce temps-là, Oskar Lafontaine parachevait sa dérive gauchiste en ralliant Die Linke, dont les gros bataillons sont fournis par les anciens communistes de la RDA.
La morale de l’histoire est totalement immorale : Gerhard Schröder se reconvertit en dirigeant du géant russe des hydrocarbures Gazprom grâce à son ami Vladimir Poutine, et son complice Joschka Fischer est devenu consultant de luxe des grandes entreprises allemandes, y compris de celles régulièrement clouées au pilori par ses anciens amis écolos. Mais elle est politiquement instructive : le sacrifice personnel de Schröder, qui préféra la défaite électorale à la gestion politicienne de sa carrière, a permis au SPD de rester un parti de gouvernement crédible, réintégrant en 2009 un gouvernement de « grande coalition » avec la CDU d’Angela Merkel. Les opposants d’hier, au sein du SPD, de la politique de Schröder, comme le vice-chancelier Sigmar Gabriel et la ministre du Travail Andrea Nahles, rendent aujourd’hui un hommage appuyé à un homme qu’ils combattirent fermement naguère.
Cette leçon n’est certainement pas passée inaperçue à Matignon, où l’on semble se soucier plus de l’avenir du pays qu’à la mairie de Lille.
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