Menant de front une carrière diplomatique et littéraire, Maurizio Serra est ambassadeur d’Italie auprès des Nations-Unies et autres organisations internationales à Genève.
Daoud Boughezala et Elisabeth Lévy. Pourquoi vous intéresser à des héros sulfureux de la littérature que sont Malaparte, Malraux, Drieu, ou D’Annunzio ?
Maurizio Serra. J’aime bien les réprouvés, ceux qui arpentent les chemins de traverse et les clairs-obscurs de l’Histoire. Pour un auteur et biographe, il faut bien reconnaître que les vainqueurs de l’Histoire ne sont pas particulièrement intéressants !
Et comment en êtes-vous arrivé à forger le concept d’« esthètes armés » autour duquel gravite votre dernier essai Une génération perdue. Les poètes-guerriers dans l’Europe des années 1930 (Seuil, 2015) ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’un esthète armé ?
Au début de ma carrière de diplomate, au commencement des années 1980, lorsque j’étais en poste dans Berlin divisé par la guerre froide, je me suis rendu compte que ma génération refoulait une certaine culture des années 1930. De Lawrence d’Arabie à Stefan George, les personnages littéraires de cette époque m’ont alors intéressé, notamment par leur quête de beauté. L’Histoire ayant fauté dans les tranchées de la grande guerre, les esthètes armés recherchaient la beauté en dehors de l’Histoire. Et ce, tout en éprouvant un besoin d’énergie qui les portait vers quelque chose de belliqueux. Bien que quelques-uns aient survécu et trouvé un rôle dans l’après-guerre, les esthètes armés ont bien souvent choisi l’autodestruction, le sacrifice, voire le suicide. C’est ainsi qu’ils se sont perdus dans cette Histoire à laquelle ils tentaient d’échapper.
L’Européen déraciné de l’entre-deux-guerres, qui accusait ses pères et ses grands-frères d’être responsables du charnier de 1914, voulait sortir de l’Histoire. Tout comme l’Européen d’aujourd’hui.
La fuite hors de l’Histoire est un phénomène constant. Même le fascisme et les dictatures sont des tentatives de fuir l’Histoire ou de la rendre belle[access capability= »lire_inedits »], ce qui requiert d’éliminer tous ceux qui ne sont pas « beaux ». Je viens de revoir Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl – un film d’ailleurs assez décevant, sur le plan esthétique, mis à part son contenu aberrant. On y perçoit un appel constant à la beauté, à l’énergie, à la force, à la jeunesse. La contrepartie, c’est que les vieux et les laids doivent disparaître. C’est une idée que le national-socialisme, Goebbels en particulier, avait repris de Stefan George, sauf que chez le poète elle avait un caractère mythique. Il n’aurait jamais accepté la violence « plébéienne » des nazis, d’ailleurs il s’exila en Suisse, où il mourut, pour n’avoir rien à faire avec le régime.
Comment cette obsession purificatrice cohabite-t-elle avec la fascination pour la défaite et le déclin que l’on trouve chez des auteurs séduits par le fascisme comme Drieu ?
Il y a ambivalence. À l’époque, on observe à la fois la volonté de s’emparer du pouvoir à la faveur de cette quête de beauté et une certaine culture de l’échec de la part d’un courant « anarchiste de droite ». Mais dans l’entre-deux-guerres, ces aspirations n’avaient pas grand-chose à voir avec ce qui se passera entre 1939 et 1945. La majorité des esthètes armés ne s’est pas fourvoyée dans cette voie totalitaire et ceux qui s’y sont perdus ont fini par comprendre que cela ne conduisait nulle part. Drieu en est l’exemple le plus évident : comprenant que la collaboration est une voie sans issue, il décide de rester du côté des perdants jusqu’au bout. Il aurait fait de même s’ils avaient gagné, d’ailleurs.
Dans la période qui précède la Seconde Guerre mondiale, plusieurs avant-gardes (dada, surréalistes, futuristes) s’affrontent. Pourquoi les esthètes armés n’ont-il jamais formé de groupe structuré ?
Ils n’ont jamais pu trouver la puissance de choc et la capacité d’organisation qu’un groupe comme les surréalistes, même après la rupture avec les communistes, a su conserver. Pour constituer une vraie avant-garde, la structure, une définition claire de son identité et la hiérarchie interne importent beaucoup. Or, les esthètes armés sont des solitaires hyper-individualistes. Cela ne les a pas empêchés de nouer des contacts avec les différents groupes culturels de l’époque. Les idées affluent, passent des uns aux autres, dans un prodigieux foisonnement intellectuel qui va achopper sur la guerre d’Espagne (1936-1939). C’est là que cet immense mouvement qui ne sait pas où aller trouve son point de condensation tragique.
En quoi la guerre civile espagnole occupe-t-elle une place centrale dans la république des lettres européennes ?
C’est la guerre civile des intellectuels européens. Leur contribution, y compris du point de vue du nombre de vies sacrifiées, est très impressionnante. Ceci étant, ils n’ont joué aucun rôle politique effectif dans les grands épisodes de la guerre d’Espagne, quoi qu’ait pu écrire Malraux sur sa propre action. Les intellectuels ont peut-être influencé les opinions publiques mais n’ont eu aucune prise sur les Franco, Staline, Hitler et Mussolini qui ont décidé du sort de ce conflit. Jusqu’à aujourd’hui, il y a maldonne sur ce sujet.
Il est en revanche une aventure guerrière, politique et intellectuelle largement oubliée : l’équipée de Gabriele D’Annunzio à Fiume. Pendant quelques mois (1919-1920), D’Annunzio, avec son escouade d’anarchistes, de futuristes, et d’Arditi tantôt probolchéviques tantôt protofascistes, a proclamé le règne du Beau dans cette ville de l’Adriatique. Quelques années plus tard, il finira en gloire cacochyme du régime mussolinien. Son esthétisme utopique était-il d’emblée voué à la récupération ?
C’est la question que je me pose actuellement, car je travaille à la biographie de D’Annuzio. En tout cas, l’équipée de Fiume n’était pas du tout une pantalonnade. Il s’agissait d’une opération politique assez précise destinée à débloquer le contentieux apparu lors des négociations du traité de paix de Paris, qui refusaient à l’Italie de 1918-19 une partie des territoires que la France et l’Angleterre s’étaient engagées à lui accorder par le Pacte de Londres en 1915. Fiume a été surtout un exceptionnel laboratoire des avant-gardes européennes. C’était aussi une manière de prouver qu’un poète pouvait être à la fois un homme d’action – ce que D’Annunzio avait montré durant la Grande Guerre – et un dirigeant politique. Mussolini n’en était alors qu’à ses débuts et il regardait l’expérience de Fiume avec énormément de circonspection car si l’opération avait réussi, elle serait devenue la marche sur Rome, mais celle de D’Annunzio, pas la sienne !
On peut imaginer un avant-gardiste un peu anarchisant qui aurait commencé son apprentissage politico-littéraire à Fiume avec D’Annunzio. Il aurait pu ensuite suivre des chemins très différents, et finir par mourir, soit en 1936 dans les rangs républicains en Espagne, soit en 1943 à Salò avec les derniers partisans d’un Mussolini piégé par son alliance avec le IIIe Reich. Qu’est-ce qui décide de l’issue de ce genre de trajectoire?
Il aurait pu également finir martyr de la Résistance en Italie, en France ou ailleurs. Au fil des rencontres et des hasards, il y a toujours une part de contingence. Mais, où que l’on soit, on peut exprimer ce degré de non-conformité et de marginalisation constante qui est le propre de l’esthète. Je vous donne un exemple : Umberto Saba, grand poète triestin intimiste juif et homosexuel, complètement étranger à l’esprit viriliste et belliqueux du fascisme, n’a jamais été inquiété par le régime de Mussolini. Tout simplement parce qu’un jour de 1919, Mussolini est entré dans la librairie que tenait Saba à Trieste, ce qui a noué un rapport personnel entre eux. Au fil des ans, Saba continue à lui envoyer des livres, et Mussolini décide qu’il ne faut pas le toucher. Voilà où les contingences mènent ! Ce genre d’accointances n’est pas propre à l’Italie puisqu’on retrouve le même type d’anecdotes en Allemagne nazie et en URSS.
Attardons-nous sur le fascisme italien. À vous croire, son essence serait une vision tragique de la vie. On aurait plutôt défini le fascisme comme une exaltation de l’homme nouveau qu’incarnait l’aviateur et ministre de Mussolini Italo Balbo, pionnier des vols transatlantiques…
Il y a de cela mais l’espoir fasciste se heurte à la guerre. Lorsque le second conflit mondial éclate, le fascisme au pouvoir renoue avec l’idée de tragédie de l’Histoire. Symboliquement, Balbo meurt d’ailleurs au-dessus de la Libye le 28 juin 1940, une semaine après le début de l’engagement italien dans la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, au crépuscule du régime, les dernières troupes de Mussolini entonnent la chanson de Salò dont le refrain dit : « Les femmes ne nous aiment plus parce que nous portons la chemise noire. » C’est l’idée très psychanalytique du retour vers l’impossibilité de procréer et de générer quoi que ce soit.
Dix ou vingt ans avant l’alliance avec Hitler qui débouchera sur Salò, le régime mussolinien, certes autoritaire et brutal, laissait l’édition et le cinéma fleurir à Cinecittà. La culture italienne contemporaine est-elle aussi le fruit de ces années-là ?
C’est une vérité évidente mais refoulée. Pensez aux Indifférents de Moravia. Ce roman traduit l’entrée partielle d’une nouvelle bourgeoisie italo-fasciste dans la décadence européenne.
Les années de plomb – qui ont vu gauchistes et néofascistes batailler à coups de bombes durant la décennie 1970 – ont-elles marqué le retour de ce refoulé?
Je ne crois pas. Pasolini est la seule personnalité d’envergure qui ait amorcé une autocritique profonde de la génération ayant grandi sous Mussolini. Mais il n’y est pas totalement arrivé.
Il devait dire des choses profondément senties sur son itinéraire intime si contradictoire, comme il l’a amorcé dans certains de ses poèmes ou articles, notamment dans ses Écrits corsaires. Mais Pasolini a employé de grosses ficelles dans son film Salò. Il est tombé dans la facilité de la débauche sexuelle, qui n’avait pourtant pas grande importance à l’époque, afin de rassembler tous les publics. C’est navrant parce qu’il aurait pu délivrer un message subtil mais il a caricaturé à l’excès le fascisme, c’est-à-dire la part de lui-même encore trop enfouie.
Depuis le début de notre entretien, nous nous focalisons sur les penchants fascistes, anarchistes ou communistes de vos esthètes armés. Des années 1930, on a retenu assez peu de chose des démocrates bourgeois. Or, ce qui a survécu à la guerre, c’est l’Europe de la démocratie libérale bourgeoise!
Je relisais récemment un livre de Jean-Paul Sartre dont aujourd’hui plus personne ne parle : Qu’est-ce que la littérature ? (1948). Le chapitre qui désigne la France comme le pays du littérateur bourgeois par excellence traduit d’une certaine façon ce que vous dites. Chez Sartre, à côté de la rengaine antifasciste et résistante, affleure une nostalgie profonde de l’anarchie insurrectionnelle des années 1930. Sartre voit le glacis bourgeois sur le point de s’imposer en France avant de conquérir l’Europe, où cette lame de fond crée des professions intellectuelles partout.
Le triomphe du bourgeoisisme est quand même paradoxal. En vous lisant, on sent bien que l’élan vital et esthétique était du côté des esthètes armés, quel que soit leur bord. Mais la postérité appartient aux autres. Comment ont-ils perdu la partie ?
Avec leurs idéaux, leur jeunesse, leur énergie, ils ont en effet émergé à un moment où ils auraient pu repousser le glacis bourgeois. Ces poètes guerriers voulaient pousser la borne jusqu’à un certain point, mais l’ère des dictatures les a rattrapés. La guerre, ayant détruit leurs espoirs, a provoqué en réaction une vague bourgeoise devenue le sol collant et mou qui résiste autour de l’Europe. C’est un peu la ceinture placentaire de notre continent. Dans ces conditions, que faire ?
Pas grand-chose, si l’on en croit la fin de votre livre : après l’hécatombe de 1939-45, il n’y aurait plus aucune révolte antimoderne possible. Dès lors que les totalitarismes sont les enfants terribles d’une modernité technicienne devenue folle. En êtes-vous si sûr?
Le sens même de la modernité me fait penser à ce que disait Walter Benjamin du concept d’histoire en 1940 : il n’y a pas d’évolution de l’humanité et donc, de nouvelle époque moderne, qui ne comporte l’invention d’une part de barbarie. Cette dialectique négative était également celle de l’école de Francfort. Adorno a donné, dans Minima moralia, trois ou quatre concepts qui aident à comprendre notre temps. Un enseignement comme « il n’y a aucune vie réelle qui accepte d’être fausse » est très exigeant.
C’est amusant qu’un érudit des écrivains sulfureux tel que vous finisse par citer l’école de Francfort !
Mais ses membres sont sulfureux ! En tant que recteur de l’université de Francfort, Adorno a fait appeler la police lors des émeutes étudiantes de 1969. À un certain moment, il s’est fâché : « Ces gens m’empêchent de travailler. Si ça, c’est la contestation, qu’on appelle la police ! »[/access]
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