Jérôme (Leroy) est le dernier des Mohicans. Une race disparue dans les brumes de la mondialisation. Au détour des années 80, notre pays fut saisi d’une soudaine rigueur budgétaire et d’un profond décrochage culturel. Devenu un consommateur frénétique, le citoyen français a troqué ses vieux idéaux contre la tranquillité d’esprit qui se caractérise par la surabondance alimentaire et la télévision de masse. Deux fléaux modernes qui prennent racine dans la bouffe hygiéniste et la culture en tube. La digestion s’avère difficile pour les hommes qui ont de la mémoire. Jérôme a la nostalgie des Renault 16 et des stylistes, des seins nus et des jupes écossaises, des Picon-bière et des fumigènes, des écrivains royalistes et des exégètes marxistes. Une adolescence normande, provinciale pur beurre, pleine de livres et de combats politiques perdus, prépare le terreau des mélancolies langoureuses. Les plus tenaces, les plus respectables. On n’a pas trouvé meilleur engrais pour faire éclore de la belle littérature. Car Jérôme pratique toutes les disciplines avec panache de ce sport individuel qu’est l’écriture.
Le polar, la science-fiction, la critique, le feuilleton, le billet d’humeur, son productivisme est même considéré comme suspect Place du Colonel-Fabien. Il aime Félicien Marceau et Frank Alamo. La Noire et la blanche. Les yéyés et la Nouvelle Vague. Sa supposée orthodoxie prend un sérieux coup dans l’aile. Jérôme crie son désespoir dans Causeur, plusieurs fois par semaine, de voir notre pays aussi mal gouverné. Depuis la glaciation mitterrandienne, la gôche a fait sa mue. Elle est européenne, libérale et sociétale. Elle ne défend plus les ouvriers contestant même leur existence. Elle maltraite l’orthographe et les syndicalistes. Elle préfère les applis aux bibliothèques. Jérôme n’a pas mis au panier la lutte des classes et les grands auteurs, fussent-ils de droite. Les extrêmes dans les Lettres se révèlent moins dogmatiques qu’une palanquée de bien-pensants. Si sa grille de lecture est violemment attaquée ici-même, ses adversaires lui reconnaissent son acharnement, sa persévérance et son amour fou des mots. Si tous les communistes écrivaient comme lui, le PCF serait depuis longtemps à l’Elysée. Jérôme n’a pas changé de ligne politique.
Ni hagiographie gluante, ni sentimentalisme poisseux
Cette ligne claire, on la retrouve dans Loin devant !, son dernier livre sous-titré « Oraisons funèbres pour Thierry Roland et autres personnages illustres ou anonymes de ce temps » paru chez L’Editeur. Jérôme fait de la nécrologie un art sensible où le rire masque à peine les larmes, où les disparus du jour ont droit à une aquarelle et pas à une stèle en marbre. Les morts sont entre de bonnes mains. Jérôme ne pratique pas l’hagiographie gluante, il ne verse jamais dans le sentimentalisme poisseux. Avec lui, le monde d’avant reprend vie. Ces courts textes se lisent sur un zinc de banlieue dans une rue quelconque des années 70, coincé entre une quincaillerie et un Lavomatic, un billard électrique en fond sonore, des lycéennes qui chuchotent dans la salle, des militaires qui chahutent et, par la fenêtre, on aperçoit le profil racé de Maurice Ronet ou une héroïne de Rohmer. Le décor est en place.
Jérôme évoque alors l’ami Fajardie : « Son après-guerre a eu la couleur grise des pauvretés sans pittoresque ». Il se rappelle de Farraw Fawcett qui « déclencha une épidémie onaniste dans notre pays », de Patrick MacGoohan, éternel Numéro 6, ce prisonnier « pointe la naissance d’un autre totalitarisme : celui, beaucoup plus métastasé et inédit, des démocraties modernes où toutes les activités humaines sont en passe d’être informatisées, au nom du bonheur et de la rationalité économique » écrit-il. Tout est toujours politique chez Jérôme. Quand il parle de Marcel Lapierre, vigneron 100 % naturel, il ne peut s’empêcher de dégoupiller quelques flacons : « Il y a quelque chose de très français dans la guérilla qu’il aura menée contre l’effacement de la mémoire du goût ». L’après-midi se termine. On est bien parmi nos anciens camarades, il y a Michel Mohrt, Gérard de Villiers, Georges Descrières, Michel Lang, Claude Chabrol, on entend au loin la voix d’Amy Winehouse qui berce notre désespoir. Et, au fil de ces cinquante-sept oraisons, notre Atlantide se dessine.
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