À première vue, rien de plus simple. Le droit du sang confère aux enfants la nationalité de leurs parents indifféremment de leur lieu de naissance et de résidence. C’est une affaire de filiation, de « sang ». En vertu du droit du sol, la seule naissance sur le territoire national suffit, ce principe passant aux yeux de ses défenseurs pour le seul conforme aux valeurs républicaines. En réalité, c’est beaucoup plus compliqué que cela.
Entre les deux, pas de coupure, mais un continuum. Assurément, qui dit continuum dit que, en ses deux extrêmes, les pays qui y sont disposés obéissent à des modèles dominants : la France, pays emblématique du droit du sol, à un bout, l’Allemagne, terre du droit du sang, à un autre, chacun ayant adopté son mode d’acquisition de la citoyenneté en vertu de son modèle national – « civique » ou « élective » pour celle-là, « ethnique » pour celle-ci.
D’une façon générale, les pays d’immigration tendent à adopter le droit du sol, les pays d’émigration, le droit du sang. Cela se comprend. Dans le premier cas, il s’agit de ne pas permettre la constitution sur le sol national de grosses populations étrangères, dans le second, de ne point se couper des fils du pays partis vivre sous d’autres cieux. Cependant, outre que ses modalités ont grandement varié dans le temps – ainsi, en 2000, l’Allemagne, en se découvrant pour la première fois de son histoire terre d’immigration, a largement adopté le droit du sol –, il s’agit toujours d’un mélange des deux, dans des proportions d’ailleurs variables en fonction des circonstances locales et, oui, du modèle dominant.[access capability= »lire_inedits »]
Cas d’exception à plus d’un titre, Israël est un pays d’immigration qui se comporte comme un pays d’émigration, ou plutôt comme les deux à la fois. En effet, les citoyens arabes d’Israël le sont « par résidence », autrement dit par droit du sol, tandis que leurs compatriotes juifs le sont par droit du sang. La Loi du retour stipule que tout juif qui immigre en Israël devient automatiquement, s’il le souhaite, citoyen de l’État juif. À quoi le législateur a ajouté une troisième catégorie, la citoyenneté par naturalisation. De fait, comme la citoyenneté est distincte de l’ethnicité, il fallait bien prévoir une modalité qui permette l’acquisition de la nationalité pour les non-juifs qui auraient l’idée saugrenue de devenir citoyens d’Israël alors qu’ils n’appartiennent à aucune des deux ethnies, juive et arabe, qui peuvent y prétendre par résidence ou par naissance. Si les Français s’imaginent que leur identité nationale est compliquée, ils n’ont rien vu. Mais même en France, pays type du droit du sol, le mélange des genres est la règle, non l’exception. Ainsi, les enfants nés à l’étranger de parents français sont français, ce qui relève évidemment du droit du sang. Alors que l’acquisition de la nationalité française par mariage, catégorie en soi, ne procède ni de l’un ni de l’autre.
Le droit du sol n’est pas spécialement « républicain »
C’est dire que la forte charge idéologique et émotionnelle investie dans le débat sur la nationalité, ou plutôt dans le mode de son acquisition, relève du fantasme. Le droit du sang n’a rien à voir avec je ne sais quel déterminant biologique ; c’est une modalité juridique de transmission de la qualité de citoyen, comme les lois sur l’héritage le sont pour la transmission des biens. Et le droit du sol n’est pas spécialement « républicain ». Certes, c’est la Constitution de 1791, d’ailleurs antérieure à la proclamation de la République, qui en fait une loi positive : « Sont français les fils d’étrangers nés en France et qui vivent dans le royaume. » Mais le principe en était acquis bien avant. Sans remonter au décret de Caracalla de 212, qui a conféré la qualité de citoyen romain à tous les hommes libres de l’empire, le droit du sol est bien installé dans la France d’Ancien Régime. Voici un exemple particulièrement éclairant que rapporte Pierre Vidal-Naquet dans le deuxième tome de son recueil Les Juifs, la mémoire et le présent (La Découverte essais, 1991, p. 63). En plaidant pour les héritiers d’un juif de Bordeaux du nom d’Abraham Vidal, son avocat explique : « En vain objectera-t-on qu’il [Abraham Vidal] était juif pour en conclure qu’il n’en était point français. En France comme ailleurs, ce n’est pas la religion, mais l’origine, la naissance qui font que l’on est français ou de toute autre nation : athée ou déiste, juif ou catholique, protestant ou mahométan, peu importe : si l’on est [né] en France, de père et mère français, si l’on n’est point expatrié, on est naturel français et l’on jouit de tous les droits du citoyen. » « Remarquable expression de l’idée nationale comme fondant la société civile », écrit Vidal-Naquet. Peut-être. La preuve, en tout cas, qu’en l’espèce la Révolution a codifié ce qui existait déjà bel et bien.
Il ne s’agit pas de minimiser l’œuvre législative de la Révolution. En codifiant, elle rationalise et unifie. Mais, quoi qu’elle en ait, elle ne fixe pas. Le Code civil de 1803 en finit avec le double héritage de la monarchie et de la Révolution, et introduit le droit du sang, la nationalité par filiation. Que faire, en effet, des Français partis pour l’étranger, ou nés à l’étranger de parents français ? Puis, en 1889, la IIIe République rétablit le droit du sol. C’est que la France est devenue terre d’immigration. Mais ce droit n’est plus automatique ; il s’acquiert à la majorité, lorsque, explique Patrick Weil dans Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution (Grasset, 2002), la « socialisation a fait son œuvre ». Enfin, la parenthèse de Vichy une fois fermée (mais, sauf pour les juifs, même Vichy n’a osé toucher au droit du sol), les impératifs de la reconstruction et les Trente Glorieuses se conjuguent pour réinstaller fermement le droit du sol, désormais considéré comme consubstantiel à l’ordre républicain. Sauf une brève période dans les années 1990, où l’accession à la citoyenneté des enfants nés en France de parents étrangers était subordonnée à une demande préalable (lois Pasqua-Debré), elle a été et reste automatique.
Est-ce une bonne chose ? La réponse dépend de la manière dont on considère l’appartenance nationale, elle est donc affaire d’idéologie. Si l’on pense que la nation est une valeur et que cette valeur passe par ce « plébiscite quotidien » cher à Renan, alors exiger une sorte d’épreuve de passage au moment de la rejoindre n’a rien de scandaleux. C’est le cas aux États-Unis, où le sentiment national a encore un sens. Cela ne garantit rien, mais au moins signifie qu’on ne rentre pas dans une famille comme dans un moulin, qu’il est bon d’en connaître – un peu – la langue, l’histoire, les codes, et de les faire – un peu – siens. Que cette exigence d’un minimum d’identification avec le pays dont l’on souhaite partager le destin soit devenue un marqueur identitaire de droite, voilà qui en dit long sur la démission morale de la gauche. Si l’identité de la France est « son modèle social », cela veut dire qu’avant qu’il y ait un modèle social, il n’y avait pas de France, ou, au choix, que partout où ce modèle social a cours, du Canada à la Nouvelle-Zélande, c’est la France. Mais comment veut-on qu’on s’identifie à un modèle social (surtout lorsqu’il est mal en point, mais c’est un autre débat) ? Soit dit en passant, ce qui est vrai de la France l’est de l’Europe.
Réapprendre à fabriquer des Français
En quoi tout cela concerne-t-il la question de la déchéance de la nationalité qui agite l’opinion française en ce moment ? En rien, justement, si ce n’est par la confusion qui s’empare des esprits en temps de crise. Après tout, on peut priver quelqu’un de ses droits quelle que soit la manière dont il les a acquis, et même si ces droits sont de ceux que la démocratie libérale juge « naturels », innés plutôt qu’octroyés. On prive bien le criminel condamné en justice de sa liberté. Et la déchéance de la nationalité est inscrite dans le Code civil depuis… 1848.
Aussi bien, la passion qu’investissent les Français dans la question de la déchéance de la nationalité qui serait infligée aux terroristes binationaux nés français ne laisse pas d’étonner l’observateur étranger. Il y verra la propension bien française à monter aux extrêmes idéologiques dès lors qu’une question de principe est jetée en pâture. Les arguments des uns et des autres s’étalent dans tous les journaux, inutile de les reprendre ici. Ce qui est plus intéressant est ce qu’ils cachent, le non-dit tapi entre les lignes. Et ce non-dit exprime à sa manière un grand désarroi. En effet, si l’on s’accroche avec une telle énergie au juridique et à l’éthique, c’est faute de pouvoir dire le social et le culturel. C’est là que la distinction entre droit du sol et droit du sang prend tout son sens.
En période d’immigration de masse, le droit du sol signifie qu’on fabrique en série des Français juridiques. Autrefois, la République disposait d’outils d’intégration efficaces – une économie en expansion, la conscription, l’école surtout – qui lui permettaient de transformer ces Français de papier en Français charnels. Assurément, ce n’étaient pas les mêmes candidats. Une chose est d’accueillir des Espagnols, des Polonais, des Italiens ou des juifs, pour lesquels devenir français était une promesse et une volonté, une autre d’intégrer des Maghrébins musulmans qui emportent leur patrie aux semelles de leurs souliers. Chassez le culturel par la porte, il se vengera en revenant par la fenêtre… Surtout, pour des raisons que tout le monde connaît, les outils d’antan sont désormais bien rouillés. À qui la faute ? Ce n’est pas le lieu d’en débattre. Constatons simplement que, jadis formidable machine à broyer des identités étrangères pour en faire des citoyens, la France n’en a plus les moyens.
Bref, plutôt que de se lancer dans des opérations juridiquement hasardeuses et pratiquement inutiles, mieux vaudrait réapprendre à fabriquer des Français. Plus facile à dire qu’à faire.
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