Tsai Ing-wen, 59 ans, présidente du parti démocrate progressiste taïwanais (le PDP), a été élue samedi 16 janvier avec plus de 56 % des voix à la présidence de la République de Chine, et son parti a obtenu pour la première fois une majorité absolue au Parlement. Une femme célibataire, sans enfants de surcroît, à la tête d’un pays de culture chinoise, c’est assez pour faire pousser des cris de joie à la presse internationale, heureuse de constater que le progrès progresse jusque dans ce coin d’Asie, même si elle oublie de rappeler que le modèle avoué de ce petit bout de femme est Margaret Thatcher. Un des slogans de campagne du parti confirme cependant l’observateur dans ses préjugés progressistes : « Light up Taïwan ». Et les animateurs des meetings politiques de demander aux militants d’activer la fonction lampe de poche de leurs portables et d’osciller ensuite de droite à gauche comme dans un concert, histoire de très littéralement faire passer le pays de l’ombre à la lumière. C’est très joli, et la foule aime à se voir si belle dans les miroirs des écrans géants, ces selfies de masse.
En face, le vieux Kuomintang, réfugié sur l’île en 1949 après avoir perdu la guerre civile sur le continent face aux communistes, n’avait cette fois-ci aucune chance.[access capability= »lire_inedits »] Il faut dire que cet ancien parti unique, le parti poussiéreux du patriarcat et de la dictature (une quasi-redondance), incarne en outre aujourd’hui le rapprochement avec la Chine dictatoriale, dont les visiteurs toujours plus nombreux, que d’aucuns trouvent bruyants et sales, envahissent les sites touristiques du pays, devenus de ce fait pour certains à peu près infréquentables.
Durant toute la campagne, Tsai a fait montre d’une grande prudence à l’égard de la Chine et a tout fait pour ne pas heurter Pékin. Elle s’est concentrée sur la croissance qui stagne, les inégalités qui s’accroissent, les attentes des jeunes générations. Elle veut s’attaquer aux retraites des fonctionnaires, trop gâtés par le Kuomintang à son goût. Cependant, elle incarne ce Taïwan dont les langues et la culture sont très largement chinoises, mais qui ne veut pas pour autant être chinois. Pékin et la communauté internationale ont beau lui expliquer qu’il n’y a qu’une seule Chine, Taïwan se cabre et regarde au loin, vers le Japon ou vers l’Amérique du Nord, pour se trouver des modèles plus attrayants. À l’heure de l’identité choisie, c’est son droit. Il y a de quoi rendre envieux l’observateur français invité à Formose : ici, bizarrerie de l’histoire, l’ancien colonisateur japonais est en effet souvent admiré et aimé, malgré ses exactions passées (et malgré une politique migratoire restrictive), pour le développement et les lumières (déjà) qu’il a apportés au pays.
Pensée unique made in China
Le problème, c’est que la persistance de l’existence d’un pays souverain appelé Taïwan est une offense insupportable au gigantesque ego de la Chine. « Déclarer l’indépendance » – aussi inexacte que soit cette expression, puisque de facto Taïwan est un pays indépendant qui contrôle plus et mieux ses politiques frontalière, économique, monétaire ou même diplomatique que la France – n’est rien d’autre qu’une forme séculière d’apostasie de masse. Et apostasier la nationalité chinoise, aussi fantasmatique soit-elle pour Taïwan, qui n’a jamais connu la tutelle communiste et rarement celle d’une Chine vraiment chinoise, est impensable pour Pékin qui s’enfonce chaque jour davantage dans une forme de « politiquement correct » particulièrement désagréable. On peut reprocher beaucoup de choses à la correction politique qui sévit chez nous, mais il faut au moins lui reconnaître qu’elle part de bonnes intentions : éviter que la majorité s’en prenne aux minorités. En Chine, malgré l’assourdissant pharisaïsme des foules chinoises, c’est l’inverse. Lorsque les minorités taïwanaises, ouïghours ou tibétaines affirment leurs identités respectives, voire leur volonté de vivre loin de la tutelle étouffante de Pékin, la foule des nationalistes chinois se déchaîne sur le Web en toute bonne conscience pour clouer au pilori les blasphémateurs. La susceptibilité des peuples, à l’heure du réseau mondial, a quelque chose d’effrayant. Une jeune Taïwanaise de 16 ans, membre d’un groupe coréen de musique pop, s’est vue contrainte, la veille de l’élection, à une pénible séance vidéo d’autocritique maoïste. Elle y affirmait d’une voix hésitante et l’air hagard son amour de la Chine unique, sous la pression conjointe des internautes chinois déchaînés et de ses sponsors inquiets pour leurs parts de marché en Chine, et cela pour avoir osé afficher un drapeau de la République de Chine, spectacle d’une obscénité révoltante pour la Chine communiste. Il paraît que l’incident a incité les jeunes Taïwanais, qui pour certains seraient restés chez eux, à aller voter pour les partis les plus hostiles à la Chine.
Moins les gens font d’enfants, plus ils affirment bruyamment leur amour de la jeunesse. C’est ce qui arrive aujourd’hui à Taïwan dont le taux de natalité est l’un des plus bas au monde. Un parti générationnel, allié du PDP de Tsai Ing-wen, a vu le jour lors de ces élections, dans la foulée de protestations étudiantes au printemps 2014, au cours desquelles le Parlement a été pris d’assaut. Ivres du pouvoir que la police taïwanaise, on ne peut plus policée, leur a gentiment concédé, ces jeunes gens, un peu en mal d’imagination mais pas de narcissisme, ont créé un parti de la jeunesse, qui a obtenu plus de 6 % à la proportionnelle et un total de cinq sièges au Parlement. Philippe Muray, dans un article éclairant (ça n’étonnera personne ici) intitulé « La jeunesse est un naufrage » a affirmé à l’âge tendre de 44 ans que « le jeunisme [est la] maladie sénile de l’Histoire ». Disons, pour rester poli, que la diffusion à Taïwan, alors que les perspectives économiques et politiques du pays s’assombrissent, de l’idée selon laquelle la jeunesse constituerait une entité admirable, séparée et meilleure que le reste de l’humanité, est le signe de l’entrée en crise de l’idéal progressiste, au moment même où il paraît triompher dans les urnes.
Casse-tête taïwanais
À y regarder de près, Taïwan est en effet pris dans un nœud de contradictions qui pourrait lui être fatal. C’est un drôle de paradoxe, mais l’identité nationale de Taïwan consiste à se vouloir postnationale et postmoderne. Le propre de la jeunesse est d’ignorer le sens des limites et le principe de réalité. La jeunesse taïwanaise gonfle les muscles face à la Chine qui pointe sur l’île 1 500 missiles, mais refuse la conscription. Le PDP met en avant Taïwan et ses traditions, mais ringardise les générations précédentes dans un clip de campagne à succès qui incite, telle une pub pour céréales, le pays à se mettre à la remorque de ses rares enfants. Christopher Lasch a remarqué il y a déjà quelque temps à quel point le capitalisme déteste la famille et les limites qu’elle impose à la transformation des groupes humains en particules élémentaires de consommation[1. Christopher Lasch, Un refuge dans ce monde impitoyable : La famille assiégée, Bourin éditeur.]. Tsai, économiquement libérale et socialement libertaire, prépare Taïwan au traité transpacifique et au mariage homosexuel. Mais comment un ensemble de particules élémentaires peut-il faire une nation ? C’est la question que la Chine, qui forte de sa puissance financière tente d’acheter un par un tous les Taïwanais influents, ne cesse de poser à Taïwan.[/access]
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