La droite avait raison : il y avait quelque chose d’indécent à voir un ministre de la République, qui plus est titulaire d’un portefeuille régalien, demeurer en fonction, alors qu’il critique un projet majeur du gouvernement concernant son secteur, de surcroît à l’occasion d’un voyage à l’étranger.
Mme Taubira, puisque c’est d’elle qu’il s’agit – l’usage du neutre fonctionnel pour l’évoquer ès qualités n’est là que pour faire enrager les policières féministes du langage – a fini par comprendre que l’on ne peut éternellement avoir le beurre et l’argent du beurre, les ors de la République et la liberté de parole du péquin de base.
État d’urgence, déchéance de la nationalité pour les terroristes binationaux, ces mesures, soutenues par une large majorité de l’opinion, n’étaient pas la tasse de thé de la garde des Sceaux. Normalement, la jurisprudence Chevènement (« un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ») aurait dû s’appliquer dès le lendemain de sa sortie à la radio algérienne, où elle annonçait, bien imprudemment, que la déchéance de la nationalité ne ferait pas partie du paquet de réformes constitutionnelles proposé au vote du Parlement par le gouvernement.
Au lieu de cela, elle s’enferrait dans une attitude incompréhensible consistant à rester en fonction, tout en laissant le Premier ministre Manuel Valls défendre, devant les députés et les sénateurs, une loi qui la révulse. La raison et la décence ont fini par l’emporter.[access capability= »lire_inedits »]
Une péripétie mineure de la vie politique ?
La logique voudrait que l’on prît acte de ce départ comme d’une péripétie mineure de la vie politique, où l’on voit fréquemment des hommes ou des femmes politiques tirer les conséquences d’un désaccord avec la majorité des membres de l’équipe gouvernementale dont ils font partie.
Mais nous vivons une période déraisonnable, celle de la formation d’un ouragan politique de première grandeur : en quelques années, le tripartisme de fait s’est installé au cœur d’une Ve République conçue pour l’empêcher, les utopies fédératrices et mobilisatrices sont en lambeaux, aussi bien l’hypothèse communiste que celle de l’Europe fédérale unifiée, et même la tranquille social-démocratie nordique vacille face à la vague des migrants.
Dans ce contexte, la démission de Christiane Taubira fait fonction de révélateur d’une réalité que le pouvoir s’efforçait de dissimuler, avec d’ailleurs de moins en moins de conviction. Comme le dit avec une sorte de jouissance perverse la sénatrice EELV Esther Benbassa, il n’y a désormais « plus de ministre de gauche dans le gouvernement de la France ».
La dernière synthèse hollandienne partait du principe qu’une politique économique raisonnable, c’est-à-dire des réformes visant à rétablir la compétitivité de notre appareil productif, pouvait très bien se concilier avec la persistance d’un gauchisme « sociétal » qui s’est déployé avec le mariage pour tous, la furie éducative égalitariste de Najat Vallaud-Belkacem, et surtout avec une politique pénale et sécuritaire fondée sur les théories excusistes des sociologues foucaldo-bourdivins.
Daech a redistribué les cartes
Malheureusement, Daech a redistribué les cartes, et cette construction aussi baroque que fragile n’a pas résisté aux attentats du 13 novembre. Le besoin de protection et de sécurité d’un peuple traumatisé ne se discute pas. On n’en est plus aux arguties de jadis, où les beaux esprits se plaisaient à distinguer l’insécurité réelle de l’insécurité ressentie pour dire poliment au bas peuple qu’il vire parano, et que c’est très mal. Vu la situation, le choix pour le pouvoir était cornélien : en virant Taubira, on déchire encore plus la gauche, en la gardant on perdait le peuple. Donc non seulement Christiane démissionne, mais l’Élysée fait savoir que François Hollande lui a fait comprendre qu’il n’était pas convenable qu’elle reste (!)
De fait, Taubira n’avait plus sa place dans le dispositif Hollande-Valls de l’après-Bataclan. Son remplacement par Jean-Jacques Urvoas sonne comme un désaveu de la sortante, doublé d’une volte-face à ciel ouvert. Longtemps spécialiste des questions de délinquance au PS, réputé « répressif », et soupçonné à juste titre avoir plus d’amis chez les flics et les gendarmes qu’au Syndicat de la magistrature, Urvoas est loin du style poétique de Christiane Taubira, et plus loin encore de son approche angélique des questions de police et de justice.
Alors, virage à droite ? Si on veut. Il serait presque plus adapté de parler d’un virage populiste assisté par sondages, un peu comme si Patrick Buisson revenait hanter l’Élysée. Objectif de ce casting à képi : ne plus perdre par la fenêtre de la place Vendôme les bonnes opinions engrangées par l’état d’urgence à durée indéterminée de Valls et de Hollande, et par la furia française de Cazeneuve en Afrique et au Levant. On n’est pas sûr que ça marche, mais au moins on aura essayé, avant qu’il ne soit trop tard, avant que les sondages reviennent à l’étiage du trou noir de 2015.
Sa démission tombe à pic
Donc Christiane Taubira fait ses valises et vogue vers de nouvelles aventures, car on ne voit vraiment pas la bouillante Guyanaise rentrer tranquillement au bercail. Elle se croit attendue, et ne doute pas un instant que la gauche orpheline se donnera à elle, dans une version noire de la Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix. Elle n’a pas nécessairement tort.
L’effet du virage du trio Montebourg-Hamon-Filippetti et du retrait des écolos Duflot et Canfin du gouvernement Valls ayant fini par s’estomper, l’affaire Taubira va relancer le vacarme dans le landerneau politico-médiatique parisien. Sa démission tombe donc à pic pour sauver de la déconfiture l’opération montée lors d’une charmante soirée d’été dans le Lubéron par Dany Cohn-Bendit et Michel Wieviorka sous le nom d’initiative pour une primaire de la gauche avant 2017. Cette torpille anti-Hollande, et surtout anti-Valls, souffrait d’un manque criant de locomotive crédible : Montebourg vend des meubles, Mélenchon n’en veut pas, Martine Aubry est lessivée après la débâcle de la gauche lors des élections régionales dans le Nord-Picardie.
Il ne restait plus que Christiane Taubira pour tenter de rassembler la « vraie gauche », celle qui va du PCF à Tariq Ramadan, et mener la croisade contre la droitisation supposée du corps social et électoral français. La gauche peut mourir, disait Valls, dans une prophétie qu’au fond de lui-même il souhaitait autoréalisatrice. Si l’opération Taubira atteignait l’objectif escompté, l’éclatement du PS et de la gauche en deux factions hostiles et irréconciliables, on aurait fait un grand pas vers son effacement historique : tous les espoirs nous sont donc permis.[/access]
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21850093_000007.
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