Une amie vient de m’écrire, affolée : l’un de ses multiples amants, par ailleurs important responsable d’une grande université de province, lui a confié hier soir qu’il restait insensible au charme de Miss Lituanie.
Comme elle-même a un petit quelque chose de Miss Pays-Bas, sans doute s’est-elle inquiétée.
J’avoue que je ne savais rien de Miss Lituanie, ni de Miss Univers en général. À peine si j’avais capté que le dernier concours, en décembre, avait donné lieu à l’une des plus magistrales bourdes de l’histoire de la télévision…
J’ai donc cherché, et je suis tombé sur tout un catalogue de postulantes à ce titre apparemment désirables.
Ah my God !
Ce n’est pas qu’aucune d’entre elles ne soit rigoureusement jolie — elles le sont toutes, chacune individuellement — et même parfaitement jolies. Mais c’est en masse qu’elles sont terrifiantes de standardisation, de conformisme esthétique et de mensurations identiques. Imaginons-les toutes à la fois dans le lit d’un honnête homme : il aurait le tournis à constater (je laisse les lacaniens d’opérette réécrire ce verbe comme ils l’entendent) toutes ces quasi-jumelles. À ne pas pouvoir les identifier.
Alors, je ne sais pas trop ce que sous-entendait ce monsieur en indiquant sa quasi-répulsion — mais je le devine. Jolies, sans doute. Indésirables, certainement. Les voici en maillot de bain, elles pourraient être déshabillées, je redirais ce que Dorine dit à Tartuffe : « Et je vous verrais nu du haut jusques au bas / Que toute votre peau ne me tenterait pas ».
Le désir se nourrit de chair, pas de papier glacé. En l’occurrence, elles sont si peu réelles qu’on les dirait photoshopées : le désir n’est pas une mouche, il ne peut pas s’accrocher sur une académie si parfaitement lisse, il lui faut quelques aspérités. Un nez différent, un sein qui ne soit pas exactement conforme au standard, un sourire qui exprime autre chose que l’exploit d’un orthodontiste, une taille que l’on ait envie de saisir avec autre chose qu’un objectif photographique. Entre ces mensurations prétendument « de rêve » et une ligne d’André Breton (« Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre »), j’avoue que je n’hésiterais pas un instant — et qui de nous, d’ailleurs ?
Dans Dr No — le roman, pas le film —, il y a une scène que j’aime suprêmement, quand Bond, au petit matin, découvre sur l’île fatale une sublime fille sortant de l’onde comme une Vénus caraïbe — Honeychile Rider : « It was a beautiful face, with wide-apart deep blue eyes under lashes paled by the sun. The mouth was wide and when she stopped pursing the lips with tension they would be full. It was a serious face and the jawline was determined—the face of a girl who fends for herself. And once, reflected Bond, she had failed to fend. For the nose was badly broken, smashed crooked like a boxer’s. Bond stiffened with revolt at what had happened to this supremely beautiful girl. No wonder this was her shame and not the beautiful firm breasts that now jutted towards him without concealment. »
Et quelques pages plus loin, 007 note : « Now Bond loved the broken nose. It had become part of his thoughts of her and it suddenly occurred to him that he would be sad when she was just an immaculately beautiful girl like other beautiful girls. »
De façon significative, les producteurs du film de 1962 ont renoncé à casser le nez d’Ursula Andress — et quand je l’ai vue sortir de l’eau à l’époque,moi qui avais lu le livre, j’ai été fort déçu qu’ils n’aient pas osé aller au-delà des convenances esthétiques — tout comme ils avaient effacé la fameuse cicatrice sur la joue de Bond. Pff…
De façon significative, on se pose moins de questions quand il s’agit d’un homme, auquel on concède très vite, dans l’ordre du désir, toutes sortes de défauts visibles et invisibles — de ceux qui constituent le charme. Regardez Casanova, les yeux à fleur de tête, un nez aquilin impensable, la structure même d’un oiseau de proie — mais quel délicieux frisson devait courir à la surface de toutes les petites Pompadour des années 1750 à l’idée d’être dans la serre d’un tel homme !
Regardez Mirabeau, avec sa trogne impossible — l’un des plus grands séducteurs du XVIIIème, un siècle qui pourtant n’en manquait pas — et écoutez ce qu’en dit Chateaubriand, qui pourtant ne l’aimait guère : « La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti. Les sillons creusés par la petite-vérole sur le visage de l’orateur, avaient plutôt l’air d’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion. »
Ah, combien de femmes ont dû rêver, dans les années 1780, à être saisies par cette patte d’ours… C’est autour de la part d’animalité que se construit le désir — aigle ici, ou plantigrade là. Pas dans le papier glacé.
D’ailleurs, n’est-il pas significatif que Monsieur Univers (cela existe aussi, Arnold Schwarzenegger a remporté jadis le titre) soit un miracle de la testostérone, et non un quelconque bellâtre ? Au moins, chez les hommes, on affiche l’artificialité.
Alors, je ne sais pas ce que sous-entend la critique de tel ou tel universitaire peut-être en panne de désir. Mais je sais, moi, que Miss Lituanie et toutes ses consœurs n’ont rien de désirable, alors que la ville est pleine, à chaque instant, de créatures réelles que l’on roulerait volontiers dans un tapis pour les ramener chez soi — comme Cléopâtre, dont on sait que le nez…
*Photos : SIPA.AP21683449_000045 / Capture écran Dr No / Wikimedia commons
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