Il y a des écrivains qui partent en fanfare, sous les hourras des foules ahuries, et d’autres sur la pointe des pieds, sans les flonflons académiques, sans l’émotion gluante des braves gens. Sans crier gare. En laissant seulement quelques livres, confessions barbares, déambulations vagabondes éclairées par la vérité nue de l’homme misérable. Jean-Claude Pirotte (1939-2014), poète de l’innommable, avocat par effraction, ivrogne à la lucidité clairvoyante, alignait les mots par lassitude et grâce. On est saisi par ce désespoir cotonneux, cette pureté aux abois, ce cri doux au bout de la nuit dans La légende des petits matins, un livre écrit à Namur, Bruxelles, Istanbul en 1986 et Lorient en 1989. Ce récit crépusculaire paru en 1990 tenait du journal intime, de l’ode aux morts, du quotidien pitoyable et merveilleux.
Pirotte avançait sans masque, plaies apparentes tel un martyr apaisé affirmant : « Je préfère rêvasser, regarder la lune, attendre le misérable miracle de l’aube au bistro, peut-être en ressassant une phrase à demi oubliée de Michaux, dans une ivresse vague ». « Je suis quasiment seul à me lire, et mes rares ouvrages me paraissent illisibles » disait-il, par accès de sincérité et d’abandon. Il n’était pas seul. Il fut pour beaucoup d’entre nous un instable compagnon de lecture, justifiant nos excès vineux et cette mélancolie qu’on porte sur le visage comme un mal incurable. La rosette des rêveurs.
Le monde des lettres, pourtant ingrat avec les vrais talents, lui avait tout de même décerné le prix des Deux-Magots pour Une adolescence en Gueldre en 2006. Il avait également reçu le Grand Prix de poésie de l’Académie française et le Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre. Stock publie en ce début d’année Le silence, l’un de ses tout derniers textes inédits, écrit entre janvier et mars 2011. Préfacé par Philippe Claudel, ce récit tient du miracle, d’un exercice de funambulisme qui donne à la littérature tout son parfum enivrant. Pirotte travaillait dans l’organdi, il chaussait des ballerines pour arpenter la vigne.
Une trame évanescente, des odeurs de tourbe, des souvenirs de vendanges, un Royaume de Bourgogne réinventé au gré des balades en bicyclette, des mariniers à l’accent balte sur le canal, une pauchouse, cette bouillabaisse d’eau douce partagée entre quelques amis et une jeunesse fugace que l’on essaye désespérément de rattraper, de reconstruire. Le silence, c’est le saisissement devant la beauté des paysages, la féérie des gestes simples, le dur travail de la terre qui endolorit le corps et apaise l’esprit. Sur ce récit, planent les ombres de la Guerre d’Algérie, les Carnets de Joseph Joubert, la ruée vers l’or jaune du Jura ou les mystères du mont Afrique. Pirotte, par tâtonnements, par refus aussi d’une phrase mathématique, à la froide rectitude, réussit à instiller un vague à l’âme tenace, irrésistible.
Les écrivains du clair-obscur sont de redoutables entremetteurs. Ils nous font respirer l’air d’automne, toucher les ceps recouverts de givre, boire un aligoté en signe d’amitié, sans excès de vocabulaire ni de folklore. Le vin est une chose trop sérieuse pour la laisser aux experts jargonnants. « J’aime le vin parce qu’il m’est étrange, parce qu’il m’est familier, parce qu’il est incompréhensible et fabuleux. J’aime le vin parce que je ne peux m’empêcher d’aimer les hommes » écrivait-il, ajoutant : « Je n’ai pas trouvé la poésie dans le vin, mais le vin dans la poésie. » En janvier, dans le trop plein de vœux, le débordement de résolutions, les injonctions à faire-ci, à manger-ça, à penser n’importe quoi, Le silence de Jean-Claude Pirotte nous rappelle que « rien n’est clair en nous ».
Le silence de Jean-Claude Pirotte – Editions Stock.
*Photo : SIPA.00317672_000001.
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