Une des spécificités de la critique française, c’est de sacrifier ses icônes lorsque celles-ci finissent par obtenir un large consensus et un vrai plébiscite du public. A une époque, j’avais remarqué qu’elle descendait systématiquement les cinéastes qui avaient eu le malheur d’obtenir une palme d’or : l’estimable Le Grand saut des frères Coen fut accueilli de manière glaciale après le triomphe de Barton Fink, le sublime Twin Peaks fire walk with me (un des plus beaux films des années 90) fut massacré après la palme d’or de Wild at heart et Jane Campion, après La Leçon de piano, n’eut pratiquement plus aucun soutien pour son Portrait de femme. On pourrait multiplier les exemples, en citant ne serait-ce qu’Almodovar qui reçut une volée de bois vert pour le pourtant excellent Kika après l’unanimité (public et critique) de Talons aiguilles…
Pourquoi ces précautions en guise d’introduction ? Parce que j’estime que Les Huit salopards est le premier film vraiment raté de Tarantino et qu’il va me falloir démontrer que ce soudain désamour n’est pas seulement lié à ce traditionnel « retour de manivelle ». Pour cela, il faudra éviter de convoquer les griefs habituels comme celui de « violence gratuite » puisqu’il n’y a pas de raison, a priori, de moins la supporter maintenant qu’au temps de Pulp fiction ou de Kill Bill. Éviter également de plaquer du discours idéologique sur l’œuvre, que ce soit pour la défendre, ou pour l’attaquer (les sempiternels couplets sur la « misogynie » supposée du cinéaste ou sur sa manière de promouvoir la « culture du viol »).
Partir seulement du film et de ce qu’il nous propose. Le générique nous annonce en grande pompe « le huitième film de Quentin Tarantino », donnant ainsi le sentiment que le réalisateur n’est plus un artiste comme les autres mais une véritable marque déposée, un argument publicitaire. A quoi s’attend un spectateur qui va voir un film de Tarantino ? Pour faire simple, à une histoire violente où les références cinéphiles se mêleront à une certaine invention narrative et à un goût pour les longues séquences dialoguées.
Après Django Unchained, le cinéaste revisite une fois de plus le cadre du western, nous plongeant au cœur des paysages enneigés du Wyoming. Un chasseur de primes (Samuel L. Jackson) arrête une diligence afin de monter à son bord et retrouve John Ruth dit « le bourreau » (Kurt Russell), un autre chasseur de primes qui ramène à Red Rock sa prise : Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh). Après avoir pris un autre passager à son bord (le présumé futur maire de Red Rock), l’équipage fait une halte dans une auberge pour éviter le blizzard qui se lève…
Si l’on excepte la musique de Morricone et un petit clin d’œil météorologique au Grand silence de Corbucci, Tarantino semble avoir mis la pédale douce avec le jeu référentiel. Malheureusement, c’est également le cas de ses inventions formelles : Les Huit salopards est un film platement linéaire et il faudra attendre deux heures avant que le chapitre 5 du récit nous propose un épisode en flash-back. En revanche, le cinéaste s’en donne à cœur joie pour les scènes dialoguées en usant et abusant de simples champs/contrechamps. Il est de bon ton de trouver les dialogues de Tarantino brillants. Certes, par le passé, ce fut souvent le cas mais ici, son système s’essouffle complètement. En étirant plus que de mesure ces longues plages dialoguées avant que jaillissent soudainement ces fameux éclairs de violence qui ont fait sa réputation, il outrepasse les limites du supportable et a souvent tendance à assommer le spectateur.
La grandeur de la plupart des derniers films de Tarantino résidait dans l’incroyable croyance qu’il affichait dans le cinéma. Dans l’étourdissante farandole de Kill Bill, son plus beau film, Tarantino revisitait tous les genres avec un plaisir ludique totalement communicatif. Dans Inglorious Basterds et Django Unchained, il montrait que la foi dans un Art pouvait lui permettre de contrecarrer les erreurs de l’Histoire et de venger les victimes de tout temps (les Juifs prenant leur revanche contre les nazis dans le premier cas, les Noirs contre les esclavagistes dans le second). La « naïveté » du discours était sublimée par l’inscription dans les conventions du genre et un humour souvent ravageur.
Avec Les Huit salopards, il est arrivé à Tarantino la pire chose que l’on pouvait imaginer : il se prend désormais très au sérieux. Du coup, il étire sur 2h45 (c’est interminable !) un petit scénario de série B qui aurait facilement pu être réduit à une durée traditionnelle de 1h30 et se contente de faire tourner à vide son petit système : on reconnaîtra dans la soudaine « descente » au sous-sol ou dans les longues scènes de discussion à l’auberge des réminiscences dévitalisées de certains passages d’Inglorious bastards.
Cet esprit de sérieux se retrouve ensuite dans le discours. Outre certains propos absurdes sur le cinéma de John Ford (où Tarantino ferait bien d’aller prendre quelques leçons de nuances et de complexité lorsqu’il s’agit de sonder l’âme humaine) et son engagement (par ailleurs fort louable) pour la cause noire, le cinéaste joue ici la carte de la métaphore grandiloquente en enfermant ses personnages dans un simili huis-clos (Sfar qui s’émerveille de voir un film où toute l’action se déroule dans une seule pièce – ce qui n’est d’ailleurs pas vrai – devrait revoir Douze hommes en colère ou Le Limier) qui lui permet de rejouer la violence « originelle » des États-Unis : celle opposant les nordistes aux « ploucs » sudistes racistes. Avec un courage inouï qui n’a d’égal que celui des braves Français se découvrant résistants en 1945 voire en 1946, Tarantino ose dénoncer en 2015 l’esclavage et le racisme. Le vieux monde en tremble encore sur ses fondements !
Plus sérieusement, cette volonté de plaquer à tout prix un sous-texte « politique » au film le rend extrêmement pesant et plutôt ennuyeux. Les personnages n’existent plus que comme de vulgaires pantins voués à illustrer une thèse et l’on assiste au massacre général sans le moindre sentiment pour l’un ou l’autre. Et si, au bout du compte, le cinéaste semble délaisser le pur plaisir (graphique) de la vengeance au profit de la justice, on se dit que Tarantino n’arrive pas au petit orteil du sublime L’Homme qui tua Liberty Valance de… John Ford.
Alors bien sûr, Les Huit salopards n’est pas complètement nul et je veux bien admettre que du point de vue de la mise en scène, Tarantino n’a pas totalement perdu la main. Mais ces quelques éclats ne parviennent pas, malheureusement, à effacer l’extrême déception procurée par ce film.
Espérons qu’il ne s’agisse que d’un faux pas et que le cinéaste se remette rapidement en selle…
Les Huit salopards (2015) de Quentin Tarantino avec Samuel L. Jackson, Kurt Russell, Jennifer Jason Leigh, Tim Roth, Channing Tatum, Michael Madsen, Bruce Dern.
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