Jeudi 21 janvier. Il est 20h55 et je m’installe devant ma télé pour regarder « Des paroles et des actes ». Faut dire qu’un Finkielkraut-Cohn-Bendit, c’est un peu comme un PSG-OM ou un Nadal-Federer, ça ne se rate pas. Le débat est courtois, les deux hommes se connaissent depuis des lustres et chacun égrène ses arguments.
« Dany le rouge » frappe fort d’entrée de jeu, mais manque de créativité. Il récite avec verve le type d’argumentaire sophistique que j’avais épluché ici-même il y a deux mois. Un zeste de « pas d’amalgame », une cuillerée à soupe de « pas de stigmatisation », un doigt de victimisation et d’excuse sociale, le tout saupoudré d’une bonne dose de « pas de généralisation » et surtout de « les autres n’ont pas fait mieux ». Et le tour est joué.
La réalité étant sans pitié, le stratagème de notre mythique soixante-huitard consiste à ne pas nier celle-ci. A une heure de grande écoute, ça risque de ne pas passer. Non, il a trouvé bien mieux : les problèmes d’intégration de l’islam dans l’Europe ? Toutes les religions ont été conflictuelles par le passé ! Les viols de Cologne et la façon dont les femmes sont traitées dans le monde musulman ? Bah, nous aussi en France, on a mis du temps avant de donner aux femmes le droit d’avoir un carnet de chèque sans l’autorisation du mari. La violence patriarcale chez les musulmans ? Elle existe aussi ailleurs. Orbán, le président hongrois, qui ne veut pas que son pays ressemble à Marseille, où les Juifs sont victimes de « pogroms » ? En Hongrie aussi, il y a des « pogromistes » !
Imparable. Vous pouvez essayer, ça marche à tous les coups et sur tous les sujets. D’ailleurs, soulignons-le, tous les Allemands n’étaient pas des nazis entre 1933 et 1945. Et les nazis ne sont pas les seuls, loin s’en faut, à avoir commis des actes de barbarie depuis l’origine de l’humanité. Daniel Cohn-Bendit – et il n’est pas le seul – vit dans un monde où tous les problèmes, toutes les responsabilités peuvent être dilués, atténués, relativisés en les comparant avec le passé ou parce qu’on ne peut quasiment jamais rien généraliser, les contre-exemples existant pour tout.
Le match prend une étrange tournure à la 42e minute de jeu. David Pujadas donne la parole à Wiam Berhouma, une prof d’anglais « de confession musulmane » et « encartée dans aucun parti », tient à préciser le journaliste. Les premiers mots de la jeune femme, qui s’adresse à Alain Finkielkraut, sont : « Je vais aller droit au but et je vais essayer de faire court… » Par expérience, ce n’est jamais bon signe quand quelqu’un commence de cette manière. S’ensuit un pensum d’une dizaine de minutes où notre enseignante tient un discours « Dieudonnesque », caricatural et victimaire (elle parle entre autres « d’islamophobie institutionnalisée »), puis s’insurge contre les « attaques » dont sont victimes les musulmans dans ce pays. Fichtre, moi qui pensais naïvement que les hommes, les femmes et les enfants qui avaient été exécutés à bout portant par Mohamed Merah ou Amédy Coulibaly étaient juifs.
Notre jeune femme ne semble pas prête à lâcher le micro, malgré les vaines tentatives du maître de cérémonie, qui manque cruellement d’autorité sur ce coup-là. Heureusement que Pujadas n’est pas prof dans une banlieue difficile, me dis-je intérieurement. La logorrhée continue et j’attends fébrilement le moment de la délivrance. J’en profite du coup pour satisfaire un besoin naturel. A mon retour, le sermon continue. Zut, si j’avais su, j’aurais aussi promené le chien. Parce que là, c’est dur.
Wiam Berhouma s’en prend aux médias « qui traitent l’info de façon biaisée », puis qualifie notre philosophe de « pseudo-intellectuel », « vaseux » et « approximatif », histoire sans doute de ravir sa ministre de tutelle . Avant de conclure par un « taisez-vous Monsieur Finkielkraut » qui marque la fin des hostilités. Ouf ! Par curiosité, je jette un œil sur les réseaux sociaux pour voir si je suis le seul à avoir trouvé le temps long. Visiblement non. Sur la page Facebook de l’émission, les messages affluent. Martial B : « Hystérique et belliqueuse. » Pascale F-G : « Cette jeune femme est pathétique. » Jean-Louis T : « Quelle désolation qu’une femme semblable enseigne et déforme nos enfants. » Serge D : « Je peux remettre le son ? Elle a fini de parler l’autre folle ? » Patricia C-D : « Formée à l’école de la République, puis nourrie par la République, cette fille a un comportement indigne. »
Même son de cloche sur Twitter où Miss Berhouma est rhabillée pour l’hiver. J’apprends au passage que l’enseignante est membre des Indigènes de la République, un parti « antisioniste » accusé par l’hebdomadaire Marianne de racisme anti-blanc et de communautarisme. Tiens, tout s’explique. Et moi qui croyais naïvement qu’elle n’était encartée dans aucun parti »…
1h14 de jeu. La parole est désormais donnée à un agent de sécurité CFDT de la RATP, lequel évoque l’explosion des problèmes communautaristes dans sa société. « Que doit-on faire ? », demande l’homme. « L’entreprise a dû faire des erreurs, répond Dany Conh-Bendit, les syndicats ont dû faire des erreurs ». Décidément, je suis à côté de la plaque, moi, ce soir. J’étais persuadé qu’en toute logique le premier responsable d’une dérive communautariste… c’était le communautariste. Le député européen ne se contente fort heureusement pas du diagnostic, car il a aussi le remède : « Il faut des médiateurs. » « On en a déjà depuis 2010 et ça n’a rien changé », lui rétorque l’agent RATP . Dany ne se démonte pas : « Ecoutez, ça prend du temps, les comportements ne changeront que lentement. » Dix ans, cinquante ans, plus ? On n’en saura pas davantage.
1h28 de jeu. Un autre moment fort du match. David Pujadas quitte à la surprise générale son rôle d’arbitre et lance, presque solennel : « N’oublions pas quand même, et tout le monde sera sans doute d’accord ici, qu’une écrasante majorité des musulmans adhèrent aux valeurs françaises et se fondent parfaitement dans la société française. » Accélération de mon rythme cardiaque. Je m’égosille. « Tu te bases sur quelles statistiques ou sur quels chiffres précis pour sortir cela David ? Et la laïcité, la liberté d’expression, ça fait partie des valeurs françaises ou pas ? Et l’égalité homme-femme, la lutte contre l’antisémitisme aussi ?
Pujadas ne me répond pas. Faut dire qu’il ne peut pas m’entendre de là où il est. Mon chien me reluque bizarrement.
On joue depuis plus de deux heures maintenant et on va enfin savoir qui a remporté la rencontre. L’arbitre fait appel à Karim Rissouli. Le journaliste est censé nous dire quel est la tendance sur les réseaux sociaux. Je me souviens avoir vu ce journaliste s’en prendre à Zemmour il y a quelques années, quand il officiait au « Grand Journal » sur Canal+. Du coup, un doute m’effleure quant à son impartialité. Karim Rissouli précise que les commentaires les plus fréquents concernent l’intervention de l’enseignante, sans préciser s’ils sont élogieux ou non. « Qui a gagné sur Twitter entre Cohn-Bendit et Finkielkraut ? Je dirais 50-50 », conclut-il magnanime. Du coup, le doute m’effleure un peu plus encore. Ce n’est pas du tout l’impression que j’avais en lisant les réactions tout à l’heure.
C’est au tour de Jean-Daniel Lévy d’intervenir pour l’institut Harris Interactive. D’après un sondage réalisé en fin d’émission, c’est Cohn-Bendit qui a le plus convaincu les téléspectateurs (55%) face à Finkielkraut (44%). El Rafe tweet dans la foulée : « Ils font croire que les gens ont préféré Cohn-Bendit à Finkielkraut. LOL »
Sur Twitter, je m’amuse à répertorier les tweets concernant l’émission. J’en dénombre 36 : 28 d’entre eux sont favorables à Finkielkraut ou défavorables à Cohn-Bendit contre 8 pour l’opinion inverse. Je me dis que Karim Rissouli est sans doute davantage un littéraire qu’un matheux car 28/8 ce n’est pas, même grosso modo, du 50/50.
Du coup, je vais illico sur la page Facebook « Des paroles et des actes ». Il est minuit et je dénombre pas moins de 417 messages postés durant l’émission. J’hésite quelques secondes. Mais je veux en avoir le cœur net. Je décide de me coltiner tous les messages, histoire de connaître le ressenti des gens. Surtout qu’au-delà de 400, l’échantillon commence à être représentatif. Un hommage à Stakhanov. Histoire de bien faire les choses, je dénombre précisément les messages favorables à Finkielkraut (ou défavorables à Cohn-Bendit) d’un côté, ceux favorables à Cohn-Bendit (ou défavorables à Finkielkraut) de l’autre. Dans une troisième colonne, je répertorie les messages neutres ou hors sujets. Je prends un crayon noir et une gomme. J’ai l’impression de faire une heure de colle à l’école.
Le résultat est édifiant. Pas moins de 190 messages sont en faveur de Finkielkraut contre… 35 pour Cohn-Bendit. Ce qui nous fait un ratio de 85/15 en faveur du philosophe. Par ailleurs, près de 130 personnes s’attaquent plus ou moins vertement à la prof d’Anglais, vous savez celle qui va « droit au but », alors que seulement 9 la soutiennent.
Je referme mon cahier avec plein de questions en tête. Sur quels critères le journaliste s’est-il basé pour balancer son 50/50 ? Au lieu de citer quelques tweets anodins, pourquoi n’a-t-il pas mentionné les critiques massives à l’égard de l’enseignante sur les réseaux sociaux, lui qui était censé décortiquer la tendance ? Qui sont les gens interrogés par l’institut de sondage ? Comment un tel décalage avec les réseaux sociaux est-il possible ?
Dans les années 60, l’Office de radiodiffusion-télévision française contrôlait la télé publique et la plupart des journalistes étaient à la botte des gaullistes. Aujourd’hui, l’ORTF n’existe plus. La télé publique a-t-elle changé de camp ?
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