Ettore Scola est mort une journée après Michel Tournier. Comment se fait-il que nous soyons infiniment plus touché par la mort du cinéaste italien que par celle du « grantécrivain » français ? Peut-être justement parce ce qu’il n’était pas un si grand écrivain que ça. Qu’est-ce que nous avons pu nous ennuyer avec son Vendredi ou la vie sauvage, au collège. Dans le genre récit de naufrage, Sa majesté des Mouches avait une autre gueule. D’autant plus que Tournier, nous l’avons retrouvé en Philo, toujours avec Vendredi mais dans sa version adulte, Vendredi ou les Limbes du Pacifique – ah cet art du recyclage chez les écrivains qui ont eu une idée juteuse ! – pour illustrer un cours sur le solipsisme alors qu’en la matière Les Méditations métaphysiques de Descartes, c’est tout de même plus costaud. Non, Tournier, on ne lui en veut même pas pour ses horreurs sur l’avortement parce que pour nous un écrivain peut être un sale con sur le plan politique, du moment qu’il écrit bien et qu’il nous passionne, tout est pardonné. Mais justement Tournier nous a toujours donné l’impression d’être traduit, et plutôt mal, de l’allemand et d’avoir un usage assez lourdingue des « grands mythes ».
En revanche, il est beaucoup plus facile d’expliquer pourquoi Ettore Scola va nous manquer. Il était le dernier géant de ce cinéma italien qui a enchanté les écrans du monde entier avant la berscolunisation de la télévision dans les années 80. D’ailleurs, Scola explique très bien ce mécanisme dans un entretien qui date de 1985.
Ettore Scola, on a vu ses films pour la première fois en cachette, à vrai dire. C’était le dimanche soir sur FR3, comme on disait. Ceux qui ont moins de trente ou quarante ans auront du mal à croire que le seul moyen pour un cinéphile en herbe de voir des films en VO à la télé, c’était grâce au Cinéma de minuit de Patrick Brion, avec son générique qui enchaîne les baisers de stars en substituant l’image de l’homme puis celle de la femme, tout ça sur une musique de Francis Lai. Après, il y a le débit de Patrick Brion, si particulier, qui va bien avec la nuit. Et l’enchantement peut commencer. Etrangement, comme une butte témoin d’une époque où le magnétoscope balbutiait et où il y avait encore des ciné-clubs dans les lycée, il me semble bien que c’est comme ça, alors que j’avais cours de Physique le lendemain à huit heures, que j’ai découvert Nous nous sommes tant aimés, et Stefania Sandrelli traversant l’Italie, de l’après-guerre aux années 70, avec des amoureux qui incarnaient, après leur lutte commune dans les maquis antifascistes, trois destins possibles de la gauche italienne : le socialiste qui passait assez vite du côté de l’ennemi capitaliste (une habitude), le communiste qui restait ambulancier à cause de ses activités syndicales et le gauchiste cinéphile qui oubliait ses rêves d’écrivain dans une carrière de petit prof de province.
Nous nous sommes tant aimés était ainsi le film d’une génération, c’est-à-dire un grand film politique. Scola y faisait aussi des clins d’œil plus ou moins moqueurs à ses collègues comme Fellini ou Antonioni. Mais quand un cinéaste italien de ces années-là faisait de la politique, ce n’était jamais lourdingue, c’était incarné, humain, drôle, poignant. Un peu le contraire de Ken Loach, si vous voulez.
Ettore Scola était communiste, il n’était pas le seul puisque le PCI a été le premier parti d’Italie jusque dans les années 80. Même Visconti, le « prince rouge », était communiste et pédé, comme Pasolini. Scola avait même été ministre de la Culture d’un shadow cabinet du PCI en 1989. Etre communiste ne donne aucune aptitude particulière pour faire du bon cinéma mais les communistes italiens – les moins doctrinaires qui soient – ne pouvaient que se reconnaître dans La Terrasse, où le metteur en scène fait tenir à Vittorio Gasman le rôle d’un premier secrétaire qui confie en plein congrès ses problèmes sentimentaux et prononce un discours inoubliable sur le bonheur et ses contradictions : « Camarades, aujourd’hui est mort un de mes amis. Il est mort parce qu’il avait depuis longtemps renoncé à la vie. C’est de cela que je désire vous parler. De la vie. Pas de la mort. La plus commune aspiration de tous les hommes, sanctionnée même dans le texte de certaines constitutions, est la recherche du bonheur… »
C’est ce que nous avons entendu de plus intelligent et sensible sur ce qu’est le communisme tels que le rêvent les communistes, histoire de faire comprendre à ceux qui ne le sont pas pourquoi on peut l’être.
Nous n’aurons pas le temps ici de retracer toute la carrière d’Ettore Scola. Signalons simplement qu’on aime l’idée qu’il ait été le scénariste de notre film italien préféré, Le Fanfaron, de Dino Risi. On aime qu’il ait exposé la réalité quotidienne du fascisme dans Une journée particulière sans jamais montrer les fascistes mais deux de leurs victimes indirectes, une mère de famille nombreuse et un homosexuel intello qui restent dans leur immeuble pendant un de ces grands rassemblements mussoliniens.
On aime aussi et surtout que Scola ait été le cinéaste du Temps.
Il savait filmer le Temps. Rien n’est plus difficile et pourtant rien ne semblait plus naturel, plus poignant que lorsque c’était lui qui était derrière la caméra. Dans Nous nous sommes tant aimés, bien sûr, mais aussi dans La Famille, avec ce couloir d’un bel appartement romain qui allait servir à raconter l’histoire d’une famille italienne sur quatre générations et qui donnait à la durée, aux années qui passent, leur dimension spatiale, intime et au bout du compte irréversible. Une durée qui serre la gorge si doucement que l’on ne se rend pas compte qu’elle va bientôt nous faire vieillir et mourir avant de devenir une simple silhouette à l’arrière-plan d’une photo de famille.
Addio, Ettore !
*Photo : SIPA.AP21846505_000001.
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