Le cinéaste Adnane Tragha a grandi dans le même immeuble d’Ivry-sur-Seine que moi. Comme vingt ans nous séparent, et que j’ai emménagé depuis longtemps dans un autre quartier d’Ivry, j’ai principalement quelques souvenirs de lui enfant. J’en ai beaucoup plus de son père, la bonté ouvrière faite homme.
Il y a trois ou quatre ans, j’ai eu ma première discussion d’adulte avec lui. J’ai vite compris que j’avais affaire à un artiste d’une extrême vivacité intellectuelle, ce qui disons-le, n’est pas si courant dans cette catégorie socio-professionnelle, fût-elle issue du peuple, y compris celui de ma sublime banlieue à moi.
Ce gamin (il fait quinze ans de moins que son âge) m’a immédiatement époustouflé par sa volonté de dire des choses précises en faisant des films. Les autres jeunes épris de ciné que j’avais rencontrés jusque-là, souvent issus de l’upper middle class, m’avaient tous gavé avec leurs discours à la con sur la précarité insupportable du statut d’intermittent et sur l’impossibilité pour les « jeunes réalisateurs » de trouver des financements à la mesure de leur génie obligatoire.
Adnane Tragha ne mange pas de ce pain Poilâne-là. J’ai tout de suite senti, qu’avec rien dans les mains, rien dans les poches et rien dans le carnet d’adresses, il le ferait quoi qu’il arrive, son film fauché, marxiste et clairvoyant (j’ai presque envie d’écrire « marxiste mais clairvoyant », mais je vais me retenir, pour ne pas avoir à dire du mal de Guédiguian qui a l’air gentil).
Et bien, il l’a fait, son film ! Il s’appelle 600 euros et sortira en avril. Je serai en salle dès la première séance car je sais que ce film sera exceptionnel. Alors bien sûr, c’est compliqué de prédire qu’un film sera bon en n’ayant vu que le trailer et deux extraits d’une minute, qui témoignent néanmoins d’un filmage, d’une écriture et d’une direction d’acteurs redoutables. Mais c’est autorisé de pressentir très fort que la sortie de 600 euros sera un événement artistique et politique. C’est d’autant plus prévisible que la présentation du film par l’auteur est pleine d’un bon sens devenu une denrée de luxe dans le-jeune-cinéma-qui-pense.
Je vous livre deux de ses réflexions, pas choisies au hasard. « Les médias véhiculent aujourd’hui des images plus ou moins formatées de l’abstentionniste, de l’électeur d’extrême droite ou de l’étranger sans droit de vote. « 600 euros » nous apporte un éclairage différent, un regard humain en abordant ces sujets sensibles à travers une galerie de personnages tout en nuances, des hommes et des femmes qui avancent tant bien que mal au cœur de la tempête. »
« Comprendre ce qui repousse tant de personnes loin des urnes, comprendre ce qui pousse tant de personnes vers l’extrême droite. Mais aussi, montrer que ces déçus de la politique ont surtout besoin que l’on s’intéresse à eux, que l’on essaie de comprendre la cause de leur choix radicaux pour mieux y répondre. »
Étant moi-même fan de Peckinpah et de Bresson, je sais, rassurez-vous, qu’on ne fait pas de bon cinéma avec des bonnes intentions. Mais on ne peut pas faire de bon cinéma sans bonnes intuitions. Et là…
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