Bowie: Dieu est mort, Pacadis était son prophète


Bowie: Dieu est mort, Pacadis était son prophète

Alain Pacadis David Bowie

Depuis que Bowie a rejoint la black star, avec ses cent avatars – Ziggy Stardust, Aladdin Sane, Halloween Jack, etc. – une vague de bowiemania a déferlé sur le globe. On a chanté et dansé devant la maison natale du chanteur à Brixton ; on a écouté en boucle Life on Mars ; François « Rebel rebel » Hollande a même cru bon de faire référence au génie de Space oddity dans un discours édifiant et glorieux à la jeunesse. Kim Jong-Un ne peut pas en dire autant. Cet hiver est décidemment maudit. Qui saura un jour ce que se sont dit Bowie, Boulez et Galabru dans leur compartiment commun de l’express pour le paradis ? Vertiges… Comme presque tout a déjà été dit sur Bowie, sa vie, son œuvre, son goût du travestissement, cet éclectisme-caméléon qui aurait ravi Roman Gary (qui était fan de Bob Dylan, soit dit en passant…), mais on a assez peu parlé du rapport de Bowie à la France. Certes la presse régionale s’est remémorée quelques concerts inoubliables, mais pas un mot d’Alain Pacadis, le punk-critique déglingué et dégingandé, qui n’a pas manqué une occasion de célébrer son idole… La mort de Bowie est l’occasion ou jamais de reparler de lui.

Libération naît en 1973, dans l’effervescence post-soixante-huitarde, avec de bonnes fées maoïstes se penchant sur son berceau, et deux pères : Serge July (parent n°1) et Jean-Paul Sartre (parent n°2). En bas-âge le journal cultive l’utopie, il est même question d’une organisation tournante, où les rotativistes écriraient parfois des articles, et où les journalistes mettraient les mains dans le cambouis. Il n’y avait pas de hiérarchie salariale. Et on lisait beaucoup de conneries dans Libé, comme par exemple des panégyriques des sinistres Khmers rouges. C’est dans ce contexte qu’Alain Pacadis débarque au journal, en 1975, pour y placer des piges étranges sur le rock « underground ». Assez indifférent à la politique, jouant « libéro » comme on dit dans le foot, il ne s’intègre pas vraiment à la vie de la rédaction, tout en devenant vite une signature de Libé – contribuant à la singularité bizarre de ce jeune quotidien. Oiseau de nuit, Pacadis va user ses semelles et sa santé, pendant près de quinze ans, à scruter la vie musicale parisienne, le rock, le punk, les tristes années 80, les mondanités noctambules et les frasques du show-biz. Le tout mâtiné d’une mélancolie no future qui doit autant à un romantisme désespéré qu’à la drogue… « Non, non, non et non, mais quand allez-vous réagir, gens apathiques ! Il fait encore nuit et il n’y a rien à faire… mais moi je connais une solution. A force d’écouter des bandes magnétiques flippées on se rend compte de quelques vérités : rien n’existe, même pas le vide, et pourtant le vide on le sent très fort. » (1978). La rencontre de Pacadis avec l’univers de Bowie était inscrite dans les astres. En 1973, en pleine période glam-rock, les cheveux teints en rouge et auréolé du succès mondial de Ziggy Stardust, Bowie devient Aladin Sane, dans l’album éponyme. Pacadis résume : « Le grand Bowie laisse tomber l’image scintillante et chamarrée du Ziggy Stardust pour se forger un nouveau personnage qui tient beaucoup d’un Mike Jagger travesti en Marilyn. » Au milieu des années 70 c’est une nouvelle transformation, Bowie reprend le classique Wild is the wind de Dimitri Tiomkin (classique de la musique de film de 1957) sur l’album Station to station, diffuse Le chien andalou de Dali et Buñuel en ouverture de ses concerts, et renonce aux travestissements exubérants pour un personnage plus sobre – Thin White Duke. « Le show de Bowie n’a plus aucun rapport avec les glitters étincelants de Ziggy Stardust, c’est plutôt un Cole Porter habillé par Roger Hart », écrit Pacadis, qui concède : « C’est très difficile de parler de son chanteur préféré : Bowie l’homme aux mille visages. » Cole Porter, pour l’influence de la comédie musicale, et peut-être aussi Kurt Weill – annonçant la période allemande qui s’amorce pour Bowie… Le chroniqueur s’enthousiasme : « Une dernière touche de brillantine pour tenir les cheveux, un coup de brosse sur le costume bien repassé, peut-être un petit shoot de brown sugar, s’il en reste, et il est temps de monter en scène pour le show qui n’a pas de FIN. Ladies and gentlemen… DAVID BOWIE ! » Dans un autre papier de cette époque Pacadis – blagueur ? – brode une analyse lacanienne sur ses trois héros : « Il y a dans la rock music, comme dans le cerveau humain, trois niveaux représentant trois centres de force sur lesquels tout le reste va se construire. (…) Ce sont le Symbolique, représenté par Iggy Stooge : c’est l’ordre des mots dans la langue, de la culture qu’il faut briser par la violence contre l’autorité du père  (…). Le Réel, c’est bien entendu le niveau où se situe Lou Reed, qui se complait dans la description exacte du réel, un regard froid et objectif qui ne prend pas parti mais auquel rien n’échappe ! C’est dans l’Imaginaire que se situe David Bowie : un artiste au sens plein. La totale possession de ses capacités lui permet de montrer une facette de son personnage à chaque regard en gardant le reste mystérieusement caché… Voilà les bases pour une analyse lacanienne du rock ! » Lou Reed, David Bowie, Iggy Pop, la Sainte-trinité de Pacadis, qu’il ne cessera de célébrer – saupoudrant sa proses d’envolées lyriques parfois obscures : « La lune livide se voile tandis que l’ange déchu aux cheveux couleurs de feu entame sa chute vers des abîmes infernaux. Pour avoir trop aimé la beauté, les dieux l’ont condamné à errer indéfiniment dans les mondes chtoniens. » A la même époque Bowie et Iggy Pop travaillent à l’album Low – ovni méconnu – dans les murs du légendaire studio fondé par Michel Magne au Château d’Hérouville (Val d’Oise). Encore la France ! Le chroniqueur parlera de cette galette étrange – élaborée aussi avec Brian Eno – en ces termes : « Je branche le radio-contact… Un laser sinusoïdal oscille : de l’immeuble RCA de New-York partent des messages. Le titre est Low, et c’est une vibration douce et rassurante. » Pacadis rapproche certaines chansons de tableaux romantiques allemands du XIXe siècle, et ressent à l’écoute un « spleen baudelairien ». En 1981 lorsqu’il demande à William Burroughs s’il aime les Stones, le prophète de la Beat generation lui répond : « Le seul chanteur que je connaisse bien et que je préfère est David Bowie. C’est un acteur extraordinaire, j’ai vu sa pièce de théâtre, c’est merveilleux. C’est le meilleur acteur de sa génération ».

Nous sommes déjà dans les merveilleuses années 80. David Bowie s’apprête à enchaîner les tubes planétaires (Let’s dance, Ashes to Ashes, China Girl, etc.) qui passeront en boucle sur MTV. C’est la fin des utopies. Libé est devenu un quotidien comme les autres, et l’on envoie Pacadis interviewer Sacha Distel ou Chantal Goya. Voici les années fric et show-biz. Toujours fidèle à Bowie il couvre tout de même la tournée « Serious Moonlight 83 » et rend compte d’un concert à Lyon : « David joue au boxeur, avec des mouvements efficaces et précis, le public est captivé : à chaque parole, c’est une nouvelle image qui se présente à nos yeux. Sur le côté de la scène une immense main qui s’illumine, elle essaie de saisir une lune de l’autre côté, under the serious moonlight. » Avec un brin de lyrisme il termine, rêveur : « Le matin devant l’ascenseur de l’hôtel, je retrouve David Bowie accompagné d’un garde du corps : il avait dormi dans la chambre à côté de la mienne… C’est sans doute pour cela que j’ai fait de si beaux rêves. »

Dans un étrange papier de 1980 Pacadis imaginait que Bowie serait assassiné huit ans plus tard. Il perdra lui-même la vie en 1986, dans des circonstances très troubles, étranglé par son compagnon. Et Bowie, lui, est mort dans son lit. Fin de l’histoire.

Alain Pacadis, Nightclubbing, Articles 1973-1986, Denoël.

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BONNUS TRACK. Une des cash-machines de l’industrie du disque, durant des décennies, fut l’adaptation de succès étrangers, essentiellement anglo-saxons. On connaît Toujours un coin qui me rappelle d’Eddy Mitchell, adaptation dans la langue de Dick Rivers du tube (There’s) Always Something There to Remind Me écrit par le grand Burt Bacharach et rendue célèbre par Sandie Shaw. On se souvient des adaptations en français de Bob Dylan par Hugues Aufray. Claude François avait, paraît-il, fait installer un système de réception radio ultra performant sur le toit des Disques Flèche, pour ne rien rater de ce qui se faisait outre-Channel… Mais on sait moins que même David Bowie a connu une adaptation française. (Attention, curiosité) En effet, Alain Kan a repris plusieurs tubes de Bowie, dont une version fumeuse de la chanson Life on Mars, devenue La vie en Mars. Après plusieurs vies, à l’instar de son idole Bowie, ce précurseur obscur du punk français disparaîtra totalement de la circulation. On ne sait toujours pas, à ce jour, s’il a disparu volontairement, s’il s’est donné la mort ou s’il a été assassiné. Mais en 1973, il se rêve ambassadeur du culte Bowie dans le pays de Tino Rossi…

*Photo : Christopher Dombres. Wikimedia Commons.



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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