On dit toujours et un peu vite – parfois dans le dessein louable de dissuader un auteur – qu’un livre ne saurait ni changer le monde, ni même provoquer la moindre révolution. Il est pourtant édifiant de se livrer quelques secondes à l’exercice consistant à lister les ouvrages que l’on trouvait volontiers dans la poche ou sur la table de chevet des acteurs de l’Histoire. Nul ne saurait nier l’influence des Évangiles sur la christianisation brutale de l’Amérique du Sud. On trouve dans Mein Kampf le programme du régime nazi, dans le Coran de quoi proclamer un califat et faire la guerre à l’Occident. Le Petit Livre Rouge est l’instrument de propagande de la Révolution culturelle chinoise, le Livre Vert celui du régime de Kadhafi. Doit-on ajouter à cette liste le Manifeste du Parti Communiste ? Doit-on tenir l’opuscule de Marx et Engels pour responsable des victimes des dictatures communistes ?
Pour André Sénik, la réponse est oui. La France a pourtant toujours rechigné à ranger le communisme dans la même boite que les autres totalitarismes: si André Breton s’inquiétait en 1949 d’une possible faille dans les belles intentions du Manifeste, si Rousseau, dans le Contrat Social loué par les marxistes, prévenait qu’une interdépendance absolue de chacun et de tous créerait une société où les individus sacrifient leur liberté, le philosophe adulé par l’École Normale aujourd’hui, Alain Badiou, défend toujours mordicus que le régime maoïste ne fut pas la catastrophe que l’on prétend et déclare que si le projet communiste a foiré une première fois, c’est qu’on n’a pas assez tendu l’oreille aux idéaux de Marx, et qu’il faut donc refaire une tentative ! On croirait entendre – toutes proportions gardées – nos dirigeants affirmant que pour sauver l’Union Européenne du scepticisme envahissant ses peuples, il faut leur infliger « plus d’Europe ».
Heureusement, sous d’autres latitudes l’équation est plus simple, et l’a toujours été. En 1919, Freud qui avait réagi en « vieux réactionnaire » à la révolution russe racontait avoir rencontré un fervent communiste. Ce dernier lui avait dit que l’avènement du bolchevisme amènerait quelques années de misère et de chaos, mais qu’elles seraient suivies de la paix et de la prospérité universelles. « Je lui ai répondu que je croyais à la première moitié de ce programme » rapporte-t-il.
Nombreux sont ceux qui virent immédiatement que sous couvert du bel idéal d’égalité entre les hommes, le communisme prévoyait une restriction totale des libertés individuelles, car selon le projet énoncé par Marx lui-même, cette idéologie a pour but la suppression de la propriété privée et de l’(idée bourgeoise d’) individu. Notons qu’il s’agissait aussi, par les mêmes raisonnements, de « rendre le juif impossible ». Le pendule oscille toujours entre liberté et égalité, entre libéralisme et égalitarisme, mais concilier les deux est impossible, quels que soient les masques portés par les idéologies. Même si celui du communisme paraissait séduisant et que le lyrisme apocalyptique du Manifeste exerce une séduction irrésistible sur les jeunes esprits, la raison veut aussi que l’on s’en éloigne une fois intériorisée cette vérité: on ne fait pas le bonheur d’autrui contre son gré, autrement dit, tout ce que l’on fait pour autrui se retourne immanquablement contre soi.
Ainsi, à Marx qui lui demandait son appui en France en vue de la révolution imminente, Proudhon, réservé, écrivit: « je fais profession d’un anti dogmatisme économique, presque absolu » et plus loin, « ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance ». Toute correspondance cessa ici entre les deux hommes.
Le dogmatisme était en effet inscrit dans les gènes philosophiques du Manifeste, Marx se rêvant en nouvel Hegel. Il y développe une conception de l’Histoire linéaire et progressiste dont l’accomplissement adviendra avec la dictature du prolétariat. C’est le contraire d’une pensée sceptique à laquelle souscrivaient Freud et ses camarades viennois, d’une vision de l’Histoire circulaire et redondante dans laquelle le progrès n’a aucun sens. Par son dogmatisme, par sa conception de l’Histoire téléologique, menées par des forces indépendantes de la volonté humaine auxquelles celle-ci doit s’asservir ou mourir, le Manifeste fait figure de bible pour une religion séculière. À ce titre, nous ne renierons pas – mais lui ajouterons la foi de l’actualité – la formule de Jules Monnerot: « Le communisme est l’islam du XXème siècle »[1. Sociologie du communisme, Gallimard, 1949].
À partir de ces constats préliminaires, Senik déroule le fil de sa leçon et force le Manifeste, ses partisans et son auteur (Engels étant relégué au second rang) à cracher le morceau, selon la vieille blague soviétique rapportée par le Prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch: « Un communiste, c’est quelqu’un qui a lu Marx, un anticommuniste, c’est quelqu’un qui l’a compris. »
Sur la suppression de l’individu au profit de sa classe, il montre comment Merleau-Ponty en est arrivé à justifier les procès de Moscou: même si l’on n’est pas coupable à titre individuel, le Parti ne peut se tromper, le cours de l’Histoire commande son triomphe, il faut donc tendre les bras aux fusils. Face à de telles déclarations, Arthur Koestler ne s’est pas privé d’un diagnostic rapide: « le dialogue logique devient impossible et l’on doit céder la place à la psychothérapie ». Nous ne le désavouerons pas.
La rhétorique de Marx maquille en bonnes intentions des velléités liberticides et l’aveu de son propre échec. Ainsi de l’organisation du travail: lorsque celui-ci n’est plus synonyme de la recherche d’un profit personnel, le camp de travail forcé s’impose car la seule bienveillance des hommes ne les conduit pas à se tuer à la tache. C’est évident, et Marx avait prévu le goulag au nombre des mesures à prendre pour que le prolétariat s’approprie les outils de production. Marx avait également prévu les dénonciations des parents par leurs propres enfants en écrivant que la famille est un lien bourgeois qu’il faut détruire…
Finalement, lorsque l’on soumet le Manifeste à la grille de lecture des totalitarismes élaborée par Raymond Aron, les critères fondamentaux des régimes totalitaires (monopole du pouvoir à un seul parti, armé et détenteur d’une Vérité officielle, qui se réserve l’ensemble des moyens de communication; soumission à l’État de toutes activités économiques au sein desquelles, en conséquence de cette étatisation, toute faute professionnelle devient une faute politique) sont remplis, tous les voyants sont au rouge, sans mauvaise blague.
À la guerre comme à la guerre, puisque c’est de cela qu’il s’agit, malheur à qui aura raison trop tôt ou trop tard. Senik cite le terrible mot de Manya Schwartzmann, jeune juive révolutionnaire, partie de Bessarabie et disparue en Ukraine dans les grandes purges staliniennes, qui envoya avant de disparaitre un dernier message à ses proches: « Ne venez pas. Nous nous sommes trompés. »
Mais qui a trompé qui ? Qui s’est laissé berner ? Le cocktail de bons sentiments et d’une rhétorique exaltée cachant à la fois ses buts et ses moyens a semé le trouble durablement dans les esprits et le chaos dans le monde entier: « L’imprégnation marxiste explique bien des impasses de la pensée politique contemporaine ».
Parce qu’il semble vouloir, malgré tout et malgré lui, le bien du peuple, le communisme est traité différemment des autres fascismes. Ce constat est souvent dressé, nous le retrouvons dans la bouche de Mario Andrea Rigoni, traducteur de Cioran, interrogé sur les affinités de ce dernier avec le fascisme roumain: « il faut rappeler que, dans les mêmes années et jusqu’à une date très récente, la majorité des intellectuels européens, s’ils n’étaient pas fascistes, étaient communistes (…). Avoir été communiste n’est pas moins grave qu’avoir été nazi ou fasciste; avoir voué un culte à Lénine ou à Staline n’est pas moins déshonorant qu’avoir adulé Hitler. »[2. Mario Andrea Rigoni, Cioran dans mes souvenirs, PUF.]
L’Histoire, qui semble avoir une fâcheuse tendance à donner tort aux marxistes et autres tenants du progressisme, nous confronte régulièrement aux totalitarismes. Savoir les reconnaître avant qu’il ne soit trop tard est le défi qui attend chaque génération, ou à défaut de guerre à se mettre sous la dent, ne pas avoir l’insolence de nier des tas de cadavres. Si, en tirant la leçon de la formule de Jules Monnerot, l’islam est le communisme du XXIème siècle, il est temps de quitter confort et certitudes pour livrer à nouveau bataille.
André Senik, Le Manifeste du Parti communiste aux yeux de l’histoire – Pierre-Guillaume de Roux.
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