Le mois de mai, tout entier dédié à la commémoration de 68, s’est-il achevé par un bâillement général ? Soit. Mais point de sarcasme : ces festivités auront été authentiquement remarquables. Tout d’abord parce qu’elles révèlent à quel point notre hiérarchie de l’histoire est bouleversée: à l’aune du traitement médiatique, Mai 68 est désormais l’événement le plus marquant de nos manuels. Exagération ? Qu’on en juge ! L’ensemble des hebdos et des quotidiens lui ont consacré au moins une couverture. Combien en ont fait de même pour le demi-siècle de la Ve République et de notre Constitution ? Aucun. Zéro couv’. Trop barbant ? En Allemagne, démocratie exemplaire, on ne rechigne pourtant jamais au « patriotisme constitutionnel »… Passons. Le printemps de Prague en 1968, prélude à un bouleversement inimaginable dans l’ordre géopolitique (souvenons-nous des sinistres prophéties de Jean-François Revel sur l’immuabilité du bloc de l’est…) ? Rien. Pas même un dossier – que dis-je ! pas même un simple article. Trop futile, sans doute. Le premier sursaut politique européen, appelé « printemps des peuples », en 1848 ? On cherchera en vain le moindre articulet. Trop populiste, certainement. L’ultime pavé de Daniel Cohn-Bendit – Forget 68 (éditons de l’Aube) – aura donc été inutile : le souvenir de Mai 68 mobilise plus sûrement nos médias que, pour ne prendre que cet exemple anecdotique, la chute du nazisme.
Mais nous avons aussi assisté à l’invention d’un nouveau genre de célébration. Avec le cru 2008, nous avons quitté l’ordre assez classique de la louange pour la recherche désespérée du procès en réhabilitation. Les champions de 68 réclament désormais, au besoin implorent, des procureurs ! Ne sachant plus exactement que célébrer (on verra plus bas pourquoi…), les célébrants n’ont cessé de convoquer des détracteurs qui ne daignaient plus montrer le bout de leur groin. Ah ! qu’ils paraissent enfin ces réactionnaires, anciens ou « nouveaux », et qu’ils étalent les griefs de « la France moisie »… « Accusez, levons-nous ! », s’encouragèrent-ils les uns les autres. Triste drame, vaine attente. De la génération précédente, les pourfendeurs du « monôme » sont pour la plupart tout bonnement morts. Parfois de fatigue. Les plus « jeunes », contemporains de July ou Sollers, sont un peu comme nous : ils ont tourné la page. Mai 68 : de Tillinac à Debray, on s’en tamponne le coquillard. Comprenons la déception de nos taxidermistes : sans adversaires, comment prolonger le combat ? Mai 68 sombre, hors médias, dans l’oubli – et si ce n’était qu’un début ?
Ici gît la malédiction de Mai 68, dont seuls les anniversaires sont d’authentiques révolutions. Pour trouver matière à célébration, il aura fallu recourir à un subterfuge d’une puissante candeur : apposer à tous les événements progressistes de l’histoire de France le label « 68 ». Tout ce qui fut bon avant et après 68 ne fut qu’annonciation ou prolongement du joli mois de mai. C’était cela, camarade, ou bien alors avouer, une bonne fois pour toute, que tout avait déjà eut lieu avant, ou bien après – et que dans tous les cas, d’autres que les jeteurs de pavés s’en étaient chargés… Prenez la cause des femmes. Leur entrée au gouvernement ? Blum, 1936. Le droit de vote ? De Gaulle, 1944. La pilule ? Neuwirth, sous de Gaulle. L’IVG ? Veil, sous Giscard. Voyez la libération sexuelle : au pays de Laclos et de Crébillon, de Clemenceau et de Guitry, est-il sacrilège de rappeler qu’elle commença il y a des lustres, et que ce ne sont pas les militants de Mai 68, aussi folkloriques aient-ils été mais l’importation des luttes américaines qui contribua à améliorer le sort des homosexuels ?
Quant à la condition ouvrière, est-il bien digne d’escamoter, après le Front Populaire, la collaboration gaullo-communiste qui en permit l’amélioration ? Et puisque chez nous toutes les révolutions, y compris rêvées, finissent en chansons, la musique n’aura pas échappé à cette entreprise de captation historique. En témoigne la compilation qui est restée tête de gondole dans toutes les FNAC et Virgin du pays ces dernières semaines : Mai 68 : la bande originale. Elle est édifiante, qui s’ouvre sur trois tubes des fifties : I’m left (Elvis Presley, 1954), Shake rattle and roll (Fats Domino, 1954), Johnny B Goode (Chuck Berry, 1958). Suivent quelques morceaux soixante-huitards en diable : Monsieur William par Les Compagnons de la Chanson (Léo Ferré, 1953), L’âme des poètes (Charles Trenet, 1951) ou encore le très guévariste Da Dou Ron Ron Ron de Richard Anthony (Gonzalo Roig, 1963). On trouvera certes quelques morceaux plus marqués, comme Le Déserteur de Boris Vian, mais il date, lui aussi, de… 1954. Curieux. Il y avait pourtant un bon titre à célébrer 68. Je veux dire un bon titre de chanson, composée spécialement pour et pendant Mai 68 par les Rolling Stones. Une chanson curieusement oubliée dans notre « compilation » officielle et dont le titre était Sympathy for the Devil. Craignait-on un mauvais jeu de mot ?
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