On a beau être un militant révolutionnaire et un terroriste assumé, on n’en a pas moins sa délicatesse, voire des susceptibilités de chochotte. À en croire son avocate et épouse Me Isabelle Coutant-Peyre, le citoyen vénézuélien Ilich Ramirez Sanchez, plus connu sous son nom de guerre « Carlos », n’est « pas mécontent » d’être le héros d’un long-métrage et d’une série télévisée actuellement en cours de postproduction. Certes, il ne s’agit pas d’un « budget hollywoodien », ce qui visiblement, chagrine Carlos, mais tout de même, une « vraie fiction », si on m’autorise cet oxymore. Un réalisateur renommé (Olivier Assayas, également co-scénariste avec Dan Franck), un producteur honorablement connu dans le métier (Daniel Lecomte), une diffusion prévue sur Canal + pour la série et une sortie mondiale pour le film, le projet a de quoi flatter l’égo du héros qui, de la prison française où il purge une condamnation à perpétuité, adore pérorer et donner des entretiens dans lequel il commente avec gourmandise sa vie et son œuvre[1. Ainsi, il y a quelques mois, ce militant inébranlable apportait par téléphone, son soutien au Parti antisioniste de Dieudonné.]. Bref, Carlos (dont le personnage est, parait-il, incarné par un excellent comédien, vénézuélien et nommé Sanchez, ça ne s’invente pas), se voit déjà en haut de l’affiche et il aime ça. Le champion des peuples se voit en people.
On ne savait pas, cependant, l’ami Ramirez Sanchez aussi sensible à son image qu’une Miss prise la main (façon de parler) dans le pot de yaourt. Et chatouilleux sur les questions de droit, avec ça. En conséquence, il poursuit Films en Stock et Canal en référé devant le tribunal de Nanterre, exigeant la communication de l’œuvre et la suspension de la diffusion durant trois mois – ce qui lui donnerait le temps d’apporter les corrections nécessaires. Un personnage improbable répondant au patronyme de Vernochet s’est invité aux réjouissances. Co-auteur avec Carlos d’un livre-entretien à la gloire de celui-ci, il aimerait bien être reconnu comme co-auteur du film. Et peut-être associé aux bénéfices ? C’est qu’Ilich Ramirez Sanchez, « citoyen comme les autres », est un type bankable. « Carlos, ça fait vendre », lance Me Coutant-Peyre. En plus, ces salauds vont se faire de l’argent grâce aux exploits d’un pauvre petit tueur innocent, vous trouvez ça moral, vous ?
Donc, Carlos est vexé de ne pas avoir été engagé comme consultant par la production, parce que voyez-vous, il aurait été ravi de collaborer. Non seulement, personne ne lui a rien demandé, mais ce qu’il a lu dans la presse ne lui plait pas. Dan Frank le qualifie de « psychopathe », ce qui n’est pas gentil. « Les informations parues dans la presse nous font penser que Carlos est présenté comme un personnage ignoble, un terroriste sanguinaire baignant dans le sexe et l’alcool, s’émeut son avocate. Mais dans d’autres régions du monde, on voit les choses autrement. » Au terme d’un petit dégagement assez dégoûtant dans lequel elle compare son client à Jean Moulin, on comprend qu’il souhaite être qualifié de résistant. Et la légion d’honneur, en prime ? Il soupçonne quelques manquements à la vérité historique, affirmant par exemple, que la prise d’otages des ministres du Pétrole de l’OPEP, à Vienne (trois morts) n’était pas une commande irakienne mais libyenne. Sans compter qu’il serait question de plusieurs attentats pour lesquels il n’a pas été jugé.
Carlos entend faire respecter ses droits « au nom », « à l’image », « à la vie privée » et à la « présomption d’innocence ». Ce n’est pas une blague. Comme le souligne Richard Malka, avocat de Films en Stock et ami de Causeur, au cours d’une plaidoirie implacable et fort documentée, « on aurait aimé qu’il se préoccupe plus de l’innocence de ses victimes que de sa présomption d’innocence. » Mais il est vrai que l’intéressé a sur la question des vues qui lui sont propres dont il faisait part au Nouvel Observateur en 2004 : « J’ai calculé, nous avons tué lors de nos opérations plus de 1.500 personnes moins de 2.000 en tout cas. On m’a déjà posé la question [du remord] mais même pas 10 % de ces personnes étaient innocentes. Quand vous avez des morts de pauvres gens innocents qui n’ont rien fait à personne et qui se font tuer pour des circonstances qui les dépassent on ne peut pas se féliciter, mais pourquoi condamner ? » C’est vrai, ajoute Malka, on se demande bien pourquoi.
« La loi doit être la même pour tous », a affirmé Me Coutant-Lapeyre, visiblement moins au fait des mœurs politiques françaises que des usages du terrorisme international : « Si Nicolas Sarkozy demandait à visionner un film sur lui, on le lui accorderait », dit-elle. Malka a beau jeu de rappeler qu’il y a quelques mois, Daniel Lecomte a opposé à toutes les tentatives de Rachida Dati pour visionner avant sa diffusion un documentaire qui lui était consacré une fin de non-recevoir. Il serait pour le moins étonnant qu’un meurtrier obtienne ce que la ministre de la Justice n’a pas obtenu.
Reste qu’il fallait oser. Rappelant quelques étapes de la brillante carrière de tueur de Carlos, Malka se déclare d’accord avec sa consœur : « Oui, Carlos est un personnage public et politique et même, un personnage historique, l’inventeur du terrorisme moderne. » À ce titre, il est malvenu à demander qu’on le traite comme un citoyen lambda.
On ne sait jamais, disent les professionnels. La décision sera rendue le 4 février. En vérité, on voit mal un tribunal français accorder à qui que ce soit, fût-il un tueur de grand chemin, le droit d’exercer une censure préalable sur une œuvre qui lui est consacrée. « Et pourquoi ne pas confier à Pol Pot le soin d’écrire sa biographie ? », questionne Malka. Carlos n’a pas réussi à nous priver de nos libertés avec ses bombes, il n’y parviendra pas avec ses procédures. » S’il attaque le film après sa diffusion, cela donnera certainement lieu à d’intéressants débats sur la liberté de création, s’agissant d’une fiction dont la ressemblance avec la réalité n’a rien de fortuit.
Dans le bureau de la magistrate où sont entassées une quinzaine de personnes, les journalistes sont peu nombreux, dix ou quinze fois moins que pour le procès des photos nues de Miss Paris – une affaire autrement importante. L’atmosphère est bizarrement détendue. Me Coutant-Lapeyre minaude vaguement. « Je serais enchantée, dit-elle à son adversaire, de recevoir vos BD dédicacées. » Comme c’est charmant.
Cette étrange procès a pourtant, remarque encore Malka, quelque chose de réjouissant. Il est en effet assez satisfaisant de voir un homme qui, toute sa vie, a conspué la démocratie bourgeoise et ses institutions demander réparation devant nos tribunaux. C’est bien la meilleure preuve de sa défaite.
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