Dans ses irremplaçables Mythologies parues en 1957, Roland Barthes parle entre autres du steak frites, du Guide Bleu, du catch, de la DS et de Poujade. Il aurait pu, quelques années plus tard, lors de la réédition de 1970, ajouter Madame Claude. La plus célèbre mère maquerelle de France, durant les décennies 60 et 70, représenta parfaitement le mythe selon Barthes: « La France tout entière baigne dans cette idéologie anonyme : notre presse, notre cinéma, notre théâtre, notre littérature de grand usage, nos cérémoniaux, notre Justice, notre diplomatie, nos conversations, le temps qu’il fait, est tributaire de la représentation que la bourgeoisie se fait et nous fait des rapports de l’homme et du monde. » Madame Claude incarnait ainsi ce putanat de luxe avec une fausse aura d’interdit puisqu’elle avait, de fait, dans la politique des ces années-là, une fonction aussi importante et reconnue que la dissuasion nucléaire ou le Bottin Mondain dans lequel se recrutait une bonne partie de sa clientèle.
Elle vient de mourir à 92 ans. C’est l’âge où disparaissent les anciens sénateurs de groupes parlementaires qui n’existent plus ou les académiciens français qu’on ne lit plus. Madame Claude, de son vrai nom, s’appelait Fernande Grudet ce qui ressemble aussi, aujourd’hui, à un pseudonyme ou à nom de roman des années 30. Plus personne ne s’appelle Fernande Grudet et plus personne n’occupe la place très particulière que son réseau de prostituées de luxe qu’on imagine toutes ressembler à la Creezy de Félicien Marceau occupa dans la France gaullo-pompidolienne, une France traversée par la modernisation d’une société toute entière fascinée par sa propre vigueur prométhéenne avec des Concorde, des centrales nucléaires et des voies sur berge. On était loin, de fait, avec Madame Claude, de l’abattage dans les Algeco qui jouxtaient les foyers Sonacotra. Quand on requérait les services de madame Claude, il valait mieux avoir un costume Renoma et rouler en Matra 530 jaune assortie à la cravate. Les fameuses filles de madame Claude n’étaient pas, en effet, des épongeuses de minarets lumpenprolétarisés mais des geisha demi-mondaines qui retiraient leur vison dans des chambres de palace, jouant de tous les scintillements de leur robes Paco Rabane. Elle étaient aussi, plus ou moins, comme le célèbre escadron volant de Catherine de Médicis : elles jouaient de leurs charmes et de leur bonne éducation pour soutirer des confidences sur l’oreiller car le diplomate étranger, l’émir en goguette ou le haut fonctionnaire énarchique ont ceci de commun, comme tous les hommes, qu’ils ont la confidence post-coïtale assez facile. Cela explique la prospérité du « vice joli » selon l’expression de Madame Claude elle-même et la tranquillité dans laquelle il put s’exercer puisque le SDECE (l’ancienne DGSE) trouvait fort utile les renseignements qu’on pouvait récolter de cette manière. C’est pourquoi les barbouzes protégèrent le bizness de Fernande qui ne fut jamais importunée par les barbillons qu’elle avait connu dans sa jeunesse, quand elle-même tapinait dans le Pantruche d’après-guerre. Sans doute pour oublier tout cela, elle avait installé son bobinard cinq étoiles dans les beaux quartiers, du côté du XVIème. On le retrouve à peine transposé dans un roman noir de Jean-Patrick Manchette, Nada (1972) et dans l’excellente adaptation qu’en donna Chabrol deux ans plus tard. Un commando d’extrême gauche veut enlever l’ambassadeur des Etats-Unis et étudie son emploi du temps:
« –L’ambassadeur Poindexter passe chaque semaine la soirée du vendredi dans un club privé, à l’angle de l’avenue Kléber et de la rue Robert-Soulat
-C’est un bordel, déclara Epaulard.
-Qu’est-ce que tu veux dire?
-Une maison de rendez-vous. Une des meilleures de Paris, dans le genre propre et coûteux.
-Crotte, ricana d’Arcy. Encore une brèche dans les conquêtes du Front Populaire.
-C’est le claque le plus proche de la Présidence de la République, précisa Epaulard. Protégé par la police, bien entendu et encadré à fond quand un chef d’état africain se pointe à Paris. »
Las, les heures de gloire passèrent très vite quand Giscard arriva au pouvoir et accentua la lutte contre le proxénétisme. Madame Claude et sa PME ne furent même pas défendues par le CNPF alors que finalement elle ne faisait qu’appliquer au sexe les rapports de production inhérents au capitalisme et elle finit par connaître un temps les joies de la zonzon.
On espère que cette injustice ne l’empêcha pas, elle qui termina sa vie à Nice, de voter Christian Estrosi pour sauver la République à laquelle elle avait déjà tant donné.
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