Yémen: la guerre sans fin


Yémen: la guerre sans fin

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Si vous pensez l’Orient compliqué avec ses chrétiens monophysites, ses druzes et ses alaouites, c’est que vous n’avez jamais consulté un atlas du Yémen, pays éclaté en une myriade de tribus, de clans et de mouvements rebelles dont les allégeances locales s’avèrent difficilement réductibles aux grilles de lectures traditionnelles (atlantistes/prosoviétiques hier, sunnites/chiites aujourd’hui). L’histoire que je vais vous raconter commence au début des années 2000, mais j’aurai tout aussi bien pu la faire démarrer à l’unification – incomplète – du Yémen en 1990, voire une trentaine d’années plus tôt (cf. encadré).

« Allahou Akbar, mort à l’Amérique, mort à Israël, honte aux juifs, victoire à l’islam ! » Les combattants zaydites d’Ansar Allah scandent ce slogan belliqueux tandis que le gouvernement de Sanaa s’engage officiellement aux côtés de l’administration Bush dans la guerre contre le terrorisme[1. En octobre 2000, une attaque-suicide d’Al-Qaïda contre le destroyer américain USS Cole a provoqué 17 morts dans le port d’Aden.]. Exaspéré par l’anti-impérialisme virulent de ses opposants zaydites, un courant théologique assimilé au chiisme, et bien qu’issu de leur communauté, le président Ali Abdallah Saleh joue la politique du pire en les bombardant, tout en soutenant leurs adversaires salafistes. S’ensuit une guerre de six ans (2004-2009) entre le pouvoir central basé à Sanaa et le fief zaydite de Saada, au prix de 10 000 morts et 200 000 déplacés.

Cinq ans plus tard, en septembre 2014, ces mêmes rebelles, également appelés Houthis en raison du patronyme de leur chef, prennent la capitale Sanaa avec l’appui des forces fidèles au désormais ex-président Saleh. Comment un tel renversement d’alliance a-t-il pu s’opérer?[access capability= »lire_inedits »]

Pour le comprendre, il faut remonter au soulèvement pacifique de l’hiver 2011, dans la foulée des « printemps arabes » qui auront raison de Ben Ali et Moubarak. À Sanaa, sur la place du Changement, le « Tahrir » yéménite, de jeunes citoyens réclament le départ du satrape Saleh, en place depuis plus de trente ans. Le 2 juin 2011, Saleh est blessé à la tête dans le bombardement du palais présidentiel par un groupe tribal d’opposition. La mobilisation prend de l’ampleur et contraint l’exécutif à négocier avec une coalition hétéroclite que domine le mouvement Al-Islah (« La Réforme ») réunissant Frères musulmans et tribus conservatrices.

Un accord de transition est signé à Riyad sous l’égide du Conseil de coopération du Golfe, en vertu duquel Saleh cède les rênes du pouvoir à son vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi – élu chef d’État pour deux ans en février 2012 avec 99,8 % des voix dans un scrutin « démocratique » à candidat unique ! En contrepartie, le dirigeant déchu bénéficie d’un exil doré aux États-Unis, avec immunité judiciaire à la clé. Si un gouvernement d’unité nationale est rapidement formé, Al-Islah s’approprie en sous-main l’essentiel des leviers du pouvoir tandis que le président Hadi peine à exercer son autorité, une grande partie de l’appareil sécuritaire, dont la Garde républicaine, restant fidèle à son prédécesseur. Tapie dans l’ombre, Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), jadis centre de formation des frères Kouachi, profite du chaos ambiant pour s’emparer de plusieurs villes du Sud, dont elle sera délogée manu militari avant de se replier dans les campagnes environnantes.

Afin de tracer une feuille de route politique pour le Yémen, les Nations unies soutiennent la réunion d’une conférence de dialogue national de mars à décembre 2013. Le parti Islah joue pleinement le jeu démocratique, du fait de l’affaiblissement des Frères musulmans dans la région depuis l’arrestation du président égyptien Morsi en juillet. Mais les indépendantistes du Sud et le mouvement houthi boycottent le dialogue national, dont le bilan se réduit à une litanie de vœux pieux (future Constitution, fédéralisation, compensations financières au Sud marginalisé, etc.).

Quelques mois plus tard, le cycle des affrontements entre le régime de Sanaa et la rébellion houthie reprend de plus belle. Il suffit que le gouvernement annonce la fin des subventions sur les produits pétroliers pour que le prix de l’essence double. Gonflé à bloc par la grogne de la population, le mouvement zaydite marche sur la capitale qu’il reprend aux autorités le 21 septembre 2014. Bien au-delà de leur représentativité confessionnelle – seuls 45 % des Yéménites se rattachent au zaydisme –, les Houthis surfent sur les frustrations populaires. « Ils expriment un sentiment d’ostracisme qui a monté progressivement depuis la révolution républicaine de 1962 ayant mis fin à un imamat zaydite de mille ans au Nord-Yémen. Le long mandat autoritaire et hypercentraliste de Saleh a renforcé ce sentiment, d’ailleurs partagé par le sud du pays », analyse le géographe Roman Stadnicki, maître de conférences à l’université de Tours. Dans une alliance de revers, Saleh a paradoxalement ouvert la route de Sanaa aux Houthis en appelant les unités militaires qui lui étaient restées fidèles à faire défection de l’armée régulière pour offrir la ville à la guérilla zaydite. Cerné, le Président Hadi a dû s’exiler vers Aden. À défaut de pouvoir reprendre la main, l’ancienne bête noire d’Ansar Allah démontre ainsi sa capacité de nuisance.

D’une seule voix, les puissances sunnites du Golfe dénoncent l’appui logistique iranien – plus important que ce que Téhéran veut bien admettre mais largement inférieur à ce que prétend Riyad – à la rébellion zaydite. En mars 2015, le nouveau roi d’Arabie, Salman, frappe un grand coup en déclenchant l’opération « Tempête de la fermeté » en appui de l’armée régulière yéménite. Selon l’universitaire Fatiha Dazi-Héni, l’offensive saoudienne au Yémen vise non seulement à endiguer l’influence iranienne dans la région mais permet en outre « au fils préféré du nouveau roi, Mohammed bin Salman, nommé ministre de la Défense, de profiter du sentiment fédérateur […] de se propulser en chef de guerre alors même qu’il n’a aucune expérience militaire »[2. « L’intervention militaire saoudienne en plein imbroglio yéménite », Diplomatie no 76, septembre-octobre 2015.].

Aidées par une vaste coalition de pays arabes sunnites, dont le Qatar qui a déployé un millier d’hommes au sol, deux cents blindés et une trentaine d’hélicoptères (du jamais vu !), les troupes loyalistes du président Hadi n’ont pu reconquérir la capitale malgré leur alliance tacite avec certaines milices djihadistes. Au prix de 5 600 morts, majoritairement des civils, la guerre menée par l’Arabie Saoudite vire progressivement au bourbier. D’autant que l’émergence récente de l’État islamique au Yémen et la mainmise d’Al-Qaida sur des pans entiers du Sud-Est renforcent l’intransigeance des Houthis. Arc-boutés sur leurs revendications (renversement du président Hadi, nouvelle Constitution), ces derniers se rêvent en Hezbollah yéménite, dépassant les attentes d’un régime iranien concentré sur son pré carré syro-libanais.

À la périphérie d’un arc de crises qui s’étend du Mali à l’Afghanistan, l’Arabie malheureuse n’est décidément pas sortie de l’auberge.[/access]

Yémen : l’impossible dialogue Nord-Sud 

1517-1918 : Domination ottomane sur le nord du pays.

1839-1967 : Colonisation britannique du sud du Yémen, autour d’Aden.

1962 : Au nord, abolition du royaume du Yémen, fin de l’imamat zaydite et création de la république arabe du Yémen, alliée des États-Unis.

1967 : Création de la république démocratique populaire du Yémen, proche de l’URSS.

1990 : Unification des deux Yémen sous la présidence d’Ali Abdallah Saleh.

1994 : Marginalisé, le Sud tente de faire sécession. Entre 7 000 et 10 000 civils meurent dans la répression de ce mouvement.

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21834697_000001.

Décembre 2015 #30

Article extrait du Magazine Causeur



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