Voici l’introduction au dossier « Pas de quartier pour les islamistes, pas d’islamistes dans nos quartiers » signée Elisabeth Lévy. Retrouvez le dossier complet dans notre numéro de décembre.
« Hollande. Son plan pour contrer le FN. » Au lendemain de la nuit meurtrière du 13 novembre, la une de Society, encore placardée au dos de nombreux kiosques parisiens, claque comme une accusation. Tout comme la manchette du Monde, datée du 12 novembre : « Le plan de Matignon contre le FN. » Lutter contre la menace frontiste, voilà donc ce qui, à la veille de la tuerie, préoccupait nos dirigeants – et les grandes consciences de leur presse. Pendant que nos ennemis se préparaient militairement à accomplir leurs crimes, l’Élysée et Matignon se tiraient la bourre pour savoir qui serait « le meilleur rempart contre le Front national » – et qui, accessoirement, exploiterait le mieux ce terrible danger pour faire avancer ses propres actions électorales. Pendant que la fascination du djihad se répandait dans une fraction de la jeunesse de quartiers islamo-salafisés, une bonne partie de la corporation médiatique s’employait à dresser des listes de salauds qui « font le jeu du Front national ». Il faut croire qu’il était plus gratifiant – et moins fatigant – de fantasmer le retour de la bête immonde que de se prendre la tête avec l’islam radical.
Alors que les familles endeuillées, et avec elles tout le pays, pleurent leurs morts, ces rodomontades résistantes, ces postures pseudo-héroïques semblent rescapées d’un autre temps. Le samedi 14 novembre, Paris était désert, sauf quelques endroits où on se pressait pour être triste et avoir peur ensemble, et dans cette atmosphère de « jour d’après », on se disait que, cette fois, on avait vraiment changé de monde. Quelques jours plus tard, on est moins sûr. D’après le Monde du 22 novembre, nous sommes entrés dans « La France d’après ». Mais après tout, pourquoi cette fois ? Pourquoi pas après Merah ? Pourquoi pas après Charlie et l’Hyper Casher ? Avons-nous changé de monde après Tati, après le RER Saint-Michel, après le Drakkar de Beyrouth ?
D’abord, pourquoi le nier, on s’habitue. On n’est pas moins horrifié, on est moins surpris. Du reste, le retour aux affaires courantes est de plus en plus rapide. Après le 13 novembre, il ne nous a fallu que quelques jours pour recommencer à parler d’autre chose – et à acheter des chaussures. On a fait de la poésie après Auschwitz, on fera les soldes après le Bataclan.
Et pourtant, peut-être que, cette fois, tout ne redeviendra pas comme avant. En tout cas pas aussi vite que d’habitude. D’abord, on l’a abondamment répété, « maintenant, tout le monde se sent visé » – même les « Français innocents », comme l’a remarqué l’ami Guillaume Erner, non sans acidité, en référence à la bourde de Raymond Barre après l’attentat de la rue Copernic[1. Il a dit quelque chose comme : « Ils voulaient tuer des juifs, ils ont tué des Français innocents. »]. Désormais, nous disent nos ennemis, nous tuerons des dessinateurs, des juifs et des bobos. Pourquoi des bobos ? C’est ainsi, plus besoin de dessiner Mahomet ou d’être juif pour susciter la haine du djihadiste – ce qui signifie a contrario qu’il ne sert à rien d’être accommodant, à moins que ces accommodements aillent jusqu’au renoncement à fréquenter les bistrots.
Ensuite, il est devenu impossible d’ignorer que le terrorisme islamiste, chez nous, n’est pas un phénomène importé mais une production locale. Quel que soit le rôle de Daech comme camp d’entraînement, comme sponsor et comme Terre promise rêvée, c’est dans nos villes et, de plus en plus, dans nos campagnes, que se recrutent les assassins. On se rappelle la stupeur d’Israël, après l’assassinat d’Yitzhak Rabin, il y a vingt ans, parce qu’« un Juif avait tué un Juif ». Nous devons nous y faire : ce sont, pour l’essentiel, des Français qui tuent des Français. Nous avons des ennemis lointains et d’autres de l’intérieur.
Si quelque chose a changé pour de bon, c’est que, grâce notamment à la conjonction de ces deux éléments, la France d’après est un peu plus la France que celle d’avant. Si beaucoup de gens, y compris à gauche, ont retrouvé le goût du tricolore et de la Marseillaise, suscitant d’homériques affrontements sur Facebook, ce n’est pas parce qu’ils sont au garde-à-vous, prêts à défiler au son du canon, mais parce que, en nous sommant de défendre ce que nous avons en commun, les tueurs refont de nous un peuple. Certains trouveront qu’il manque parfois de panache, ce peuple. « Nous sommes les enfants de Descartes et de Voltaire », écrit Brice Couturier dans la magnifique adresse aux djihadistes que nous publions dans les pages qui suivent. Certes. Mais les terroristes n’ont pas attaqué une librairie (on se demande bien pourquoi…). Et nous sommes aussi les enfants du rock et de l’oisiveté, de l’alcool et de la télé, du porno et du mariage gay (oui, oui… ils finiront par me convertir…).
Si c’est aux terrasses des cafés qu’est aujourd’hui réfugiée la civilité française, défendons les terrasses par les armes ! Si on menace notre liberté de nous abrutir en boîte de nuit, sauvons les boîtes de nuit ! S’ils détestent le sexe, le stupre sera notre langue et notre sol ! En somme, quand les djihadistes s’attaquent à ce que nos existences ont de frivole et même de vain, nous redécouvrons, à travers leur regard hébété, à quel point ces frivolités et ces vanités nous sont chères. Pierre Manent propose de passer un compromis avec les musulmans sur les mœurs. Au contraire, c’est le moment de proclamer qu’elles ne sont pas négociables. Vous n’êtes pas obligés d’en profiter (la minijupe n’est pas une obligation, tout de même…), mais vous êtes obligés de laisser vos sœurs et vos filles s’y adonner si ça leur chante. Ah, ils s’en prennent au ventre mou de notre civilisation ? Ils apprendront vite que ce ventre mou est dur à cuire et verront de quel bois se chauffe l’Occidental avachi.
Tout de même…, on dirait que cette fois, nous avons compris. Après Charlie et les grandes envolées sur l’esprit du 11 janvier qui devait continuer de souffler, nous avons été priés de nous battre la coulpe pour les crimes des Kouachi et Coulibaly, rapport à l’apartheid que nous leur avions fait subir. Et on nous a expliqué sur tous les tons que tout ça n’avait rien à voir avec l’islam et que le problème numéro un de la France, c’était l’islamophobie.
Rien de tel aujourd’hui. Le président en fait même un peu trop dans le tricolore quand il nous demande de pavoiser nos fenêtres. Perso, je préférerais que l’idée vienne de moi. Et puis il ne faudrait pas que cette orgie de symbole finisse par tenir lieu de politique. Bon, en haut lieu, malgré la difficulté qu’a eue le président, dans les premiers jours, à prononcer le mot « islamiste », on semble mesurer l’ampleur de la menace intérieure et déterminé à se donner les moyens de la combattre. Délivrés de certaines complications procédurales par l’état d’urgence, les policiers se félicitent d’avoir, pour la première fois depuis janvier dernier, les coudées franches pour taper dans les fourmilières islamistes. Et si à la gauche de la gauche, on communie dans la dénonciation du « tournant sécuritaire » de Hollande, la France des bistrots, elle, redoute plutôt qu’il soit sans lendemain. Partagée entre le soulagement de voir ses gouvernants agir et l’envie de leur demander des comptes – Qu’avez-vous fait pendant dix mois ? –, cette France-là ne croit pas que ses libertés soient menacées et se préoccupe assez peu des menaces pesant sur celles des salafistes et assimilés. L’humeur du moment, un brin excessive, serait plutôt : « Coffrez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Cependant, et quoi que feignent de croire Olivier Besancenot et quelques autres, nul ne propose d’abolir l’état de droit et les libertés publiques en France.
Il faut noter que même Laurent Joffrin, le patron de Libération, habituellement pourfendeur inlassable de l’islamophobie, découvre qu’il y a une parenté entre l’arbre et la forêt et que le danger ne tient pas seulement à quelques dizaines de fanatiques prêts à passer à l’acte qui n’auraient « rien à voir » avec la religion d’amour et de tolérance que l’on sait : « Tous les salafistes, loin de là, ne sont pas terroristes, écrit-il dans son édito du 24 novembre. Mais la plupart des terroristes identifiés à ce jour sont passés par le salafisme. La plupart des musulmans ne sont pas salafistes. Mais les salafistes sont une branche extrême, fondamentaliste, de l’islam. » Cette petite musique, nouvelle sous cette plume, est peut-être la preuve que l’ère du déni est en train de prendre fin.
Dans ce contexte, le « Pas d’amalgame » n’est plus très tendance. Non pas, évidemment, qu’il soit devenu légitime de faire des amalgames – entre ceux qui aiment leur pays et ceux qui le haïssent. Au contraire, l’actualité invite aux éclaircissements. La France n’a pas un problème avec l’islam mais avec certaines de ses expressions, incompatibles avec les mœurs françaises, présentes notamment dans « l’islam des cités ». Et le risque d’amalgame est d’autant plus faible que nombre de voix musulmanes, institutionnelles ou individuelles, reconnaissent aujourd’hui que ces expressions existent et qu’il faut les combattre. Pour un type qui fera sauter – ou pas – sa ceinture d’explosifs, combien d’admirateurs qui se contentent de maudire les juifs, la France et l’Occident ? La parole de notables de l’islam officiel, inaudible pour une grande partie de la jeunesse musulmane, est franchement dévaluée. Au moins, pour la première fois, reconnaissent-ils la gravité de la situation et leur responsabilité dans celle-ci.
Mais le plus encourageant, c’est que les tueurs aient, à l’inverse de ce qu’ils voulaient, provoqué un réflexe patriotique chez nombre de Français musulmans qui, anonymes ou célèbres, sont sortis du silence. Comme ce gars énervé qui s’est filmé dans sa voiture expliquant « C’est à nous de faire le boulot et de repérer ces bâtards ! » Comme l’économiste Hakim El Karoui qui, pour la première fois sans doute, parle « en tant que », dans une tribune parue dans Le Monde. « Les Français musulmans ne peuvent plus se contenter d’adopter une posture victimaire. Il faut combattre les idées salafistes », écrit cet ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin qui, il y a quelques années, a signé un livre avec Emmanuel Todd. On aimerait citer in extenso ce texte tonique et autocritique : « Nous [Français de confession musulmane] n’avons pas réussi à nous organiser par nous-mêmes. […] Nous avons laissé des États étrangers financer le culte musulman. […] Nous nous sommes cachés derrière des discours lénifiants et sympathiques (“l’islam est une religion de paix”, “l’islam est l’ennemi de la violence”), incontestablement vrais, mais qui oublient que l’islam, c’est aussi ce qu’en font les musulmans. Et, notamment, les musulmans qui font le plus de bruit. […] Nous avons laissé le poison de la salafisation des esprits se répandre. Aujourd’hui, nous sommes face à nos responsabilités. Et notamment ceux qui ont fait les meilleures écoles, suivi les plus beaux parcours, cru dans l’idée que la religion n’était qu’une affaire privée dans une République laïque. Eh bien non, c’est aussi une question publique. Malheureusement. Et c’est à notre génération, née en France, élevée et éduquée par l’école de la République, de prendre les choses en main. » On espérait de telles voix depuis longtemps.
En attendant, qu’on se rassure, si François Hollande caressait des rêves de dictature, il doit être déçu. L’union nationale est encore facultative – et c’est heureux. Certes, nul n’a revendiqué publiquement le droit de ne pas être Paris puisque, cette fois, tout le monde – ou presque – « pouvait s’identifier ». Mais après quelques jours de sidération compréhensible, la divergence a repris ses droits et le parti de l’Autre – partiellement reconverti en camp de la paix – est de nouveau en ordre de bataille. Et il entonne de nouveau la chanson de la France coupable – à l’intérieur comme à l’extérieur.
Ce néopacifisme, qui se diffuse dans une partie de la jeunesse avec le mot d’ordre « Leur guerre, nos morts », ne manque pas de partisans dans le monde intellectuel. Gageons, avec un peu d’ironie, qu’il ne tardera pas à rassembler le FN et l’extrême gauche – encore que, maintenant que Poutine est dans le coup, le Front mettra peut-être un peu de vodka dans son vin isolationniste.
Attention, que l’engagement de la France en Syrie suscite un débat et même une franche contestation, rien n’est plus légitime. On a le droit de regretter que Michel Onfray, que l’on a connu moins jobard, avale la propagande de l’EI et finisse presque par donner raison à ceux qui nous attaquent – qui ne feraient, selon lui, que répondre à nos agressions –en utilisant, en prime, le terme « islamophobe » pour qualifier notre diplomatie.
Quoi qu’il en soit, on peut comprendre que beaucoup, échaudés par les conséquences désastreuses des précédents irakiens, libyens, syriens, redoutent une dérive bushiste, même si, avec quelques dizaines d’avions et des frappes qui restent d’assez basse intensité, on est assez loin de l’opération Tempête du Désert. Du reste, si, à l’évidence, les Occidentaux n’ont rien arrangé nulle part, il faut un tropisme finalement très néoconservateur pour penser que tout le mal vient d’eux. Croit-on vraiment que, si la France n’était pas intervenue en Libye, la situation y serait plus stable ? Et sait-on ce que serait devenu le régime de Saddam Hussein si les Américains ne s’en étaient pas mêlés ? En réalité, les États faillis, corrompus, illégitimes, violents ont contribué au moins autant que les interventions occidentales à faire de cette région un marigot djihadiste.
C’est sans surprise sur le front intérieur que le parti de la repentance donne sa pleine mesure, en mobilisant la rhétorique excusiste que l’on connaît. On a du mal à croire qu’Emmanuel Macron ait délibérément choisi ce terrain mouvant pour donner des gages à la gauche du PS ou à ce qu’il en reste. Convoquant le terreau sur lequel prospère le djihadisme, le ministre de l’Economie estime que la société française a sa part de responsabilité parce que les discriminations, les inégalités, le chômage et toutes nos turpitudes. Bref, il ne parle pas d’apartheid mais presque. Dans les bataillons de la sociologie « radicale », c’est le ravissement. Et quand Olivier Roy, qui annonce la fin de l’islam politique depuis une vingtaine d’années, leur offre la formule magique qui blanchit l’islam de tout soupçon, c’est l’extase. « Ce n’est pas l’islam qui s’est radicalisé, c’est la radicalité qui s’est islamisée », écrit-il – et il embobine tout le monde avec ce tour de normalien.
Un instant sonnée, l’extrême gauche universitaire reforme les rangs, et quelques-uns de ses représentants éminents signent une tribune hilarante – ou terrifiante – dans Libération[2]. « Comment éviter que ne sombrent des jeunes issus en particulier des milieux populaires, s’ils ne cessent d’être partout discriminés, à l’école, à l’embauche, dans l’accès au logement ou dans leurs croyances ? Et s’ils finissent en prison. En les stigmatisant davantage ? En ne leur ouvrant pas d’autres conditions d’existence ? En niant leur dignité revendiquée ? » Nier la dignité des assassins, vous n’y pensez pas. Non, il ne faut pas faire une chose pareille. « La seule manière de combattre concrètement, ici, nos ennemis, dans ce pays devenu le deuxième vendeur d’armes mondial, c’est de refuser un système qui, au nom du profit à courte vue, produit partout plus d’injustice. » La suite, vous devinez : ce n’est pas Daech, ou Ben Laden, qui sont responsables de la violence, c’est Bush et c’est nous. Enfin vous et moi (pas eux, bien sûr). Dans un monde qui change à grande allure, la persistance de ce fatras tiers-mondiste et complotiste est presque rassurante. D’autant plus qu’il ne semble guère rencontrer d’écho. Je préfère penser qu’on entend l’appel de Hakim El Karoui « pour que l’islam de France fabrique une vision et des pratiques de l’islam compatibles avec la vie en France ». Ce serait, dit-il encore, « le plus beau service que la France pourrait rendre à l’islam. » De fait, paradoxalement, c’est peut-être en France que la bataille pour les esprits musulmans, à laquelle Gilles Kepel appelle depuis longtemps, peut être gagnée. D’ailleurs, c’est pas pour me vanter, mais on l’avait bien dit. En janvier dernier, après les attentats de Charlie et de l’Hyper Casher, nous écrivions que la France pouvait être une chance pour l’islam. C’est peut-être même sa dernière chance de remonter dans le train de l’Histoire.
Cet article en accès libre est extrait du numéro de décembre de Causeur.
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00732430_000002.
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