Le Président de la République, s’exprimant lundi devant le Congrès réuni à Versailles, a annoncé son intention de réviser la Constitution. Pour l’heure, les choses ne sont pas claires ; on ignore le contenu exact de sa proposition. Pour autant qu’on sache, il s’agirait en fait de modifier le texte sur deux points au moins : d’une part, à suivre les propos tenus par le Premier Ministre à l’Assemblée Nationale, pour rendre possibles la déchéance de nationalité d’individus binationaux nés français ainsi que l’instauration de mesures encadrant le retour en France des citoyens français ayant combattu à l’étranger ; d’autre part, pour transformer les régimes d’exception prévus par notre droit, qui ne seraient plus adaptés aux nouvelles menaces.
On n’évoquera ici que le deuxième point.
Comme on sait, l’état d’urgence a été décrété le 14 novembre sur l’ensemble du territoire métropolitain et en Corse. Conformément à l’article 2 de la loi du 3 avril 1955, il devra être prolongé, au-delà de 12 jours, par le Parlement – le pouvoir exécutif ne peut maintenir cette situation exceptionnelle sans le consentement de la représentation nationale. Le Président a d’ores et déjà fait savoir qu’il solliciterait sa prolongation pour 3 mois ; libre aux parlementaires, par l’exercice de leur droit d’amendement, de modifier cette durée s’ils l’estiment opportun.
L’état d’urgence n’est que l’un des trois régimes d’exception du droit français, les deux autres étant l’état de siège (prévu à l’article 36 de la Constitution et codifié aux articles L2121-1 et suivants du Code de la défense) et le régime des « pouvoirs exceptionnels » de l’article 16 de la Constitution.
Si on comprend bien, c’est cette trilogie que le Président souhaite mettre sur le chantier.
Rappelons d’abord en quoi consistent ces régimes, et à quelles conditions ils peuvent être mis en œuvre.
L’article 16, inscrit dans la Constitution en 1958 à la demande du Général de Gaulle, hanté par le souvenir d’une Troisième République incapable de faire face à l’invasion (Capitant disait à ce titre que l’article 16, c’est la « constitutionnalisation de l’appel du 18 juin »), provoque la confusion des pouvoirs dans les mains du Chef de l’Etat et la suspension provisoire de la séparation entre domaine de la loi et domaine du règlement. Le Président décide seul, par voie de « mesures », en vue de rétablir la situation (ses mesures, dit le texte, « doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission ») ; le Parlement est réuni de plein droit, mais réduit au rôle de témoin. L’article 16 ne peut être employé qu’à deux conditions : il faut, cumulativement, 1° que soient menacées, de manière « grave et immédiate », les « institutions de la République » ou « l’indépendance de la Nation » ou « l’intégrité de son territoire » ou « l’exécution de ses engagements internationaux » ; 2° que « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels » soit « interrompu ». On voit qu’employer l’article 16 ne serait pas possible dans les circonstances actuelles : aucun des quatre éléments évoqués n’est menacé, les pouvoirs publics continuent de fonctionner – les chambres ne sont pas dispersées, le Gouvernement n’est pas en fuite, etc. Pour autant, le Chef de l’Etat juge seul du point de savoir si les conditions sont remplies ou non ; il est, selon l’expression du juriste autrichien Kelsen, l’interprète « authentique » de l’article 16. Les seules limites à sa liberté d’appréciation tiennent au fait que que l’avis du Conseil constitutionnel, qu’il doit recueillir, est publié au Journal officiel (article 53 de l’ordonnance du 7 novembre 1958), en sorte que si le Conseil désapprouvait son appréciation, l’opinion en serait informée ; le Président est également limité par le fait que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, le même Conseil est automatiquement saisi au bout de 60 jours (à partir du trentième jour, même, si les Présidents des chambres ou soixante députés ou sénateurs le saisissent), afin de se prononcer sur la nécessité du maintien de l’article 16. Il sait, enfin, que tout abus pourrait être ensuite regardé comme un « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » au sens de l’article 68, ce qui provoquerait son jugement par la Haute Cour et sa destitution éventuelle ; le Président, qui ne saurait être empêché légalement au moment du déclenchement de l’emploi de l’article 16 (le juge administratif ne contrôle pas la légalité de sa décision, car il s’agit d’un « acte de gouvernement » dont il ne lui appartient pas de connaître), peut donc être sanctionné a posteriori.
L’état de siège, lui, est un vieux régime né au XIXe siècle dont l’effet principal est le transfert à l’autorité militaire du maintien de l’ordre public. Comme l’état d’urgence, il est décrété en conseil des Ministres pour 12 jours maximum, puis prolongé par la loi. Il ne peut être employé, selon l’article L2121-1 du Code de la défense, qu’en cas de « péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée ». Hypothèses qui, là encore, ne correspondent pas à la situation actuelle : bien que le mot « guerre » soit dans toutes les bouches, il n’y a pas « guerre étrangère » au sens du texte, ni « insurrection armée » au sens d’une guerre civile. Même en 1968, l’état de siège n’aurait probablement pas pu être déclaré, faute que les événements aient revêtu le caractère d’une « insurrection » et, quand bien même, faute que cette insurrection eût été « armée ». De fait, cette législation n’a plus été employée depuis 1914 et 1939.
Reste l’état d’urgence, inventé lors de la Guerre d’Algérie. Il peut être déclaré, au terme de l’article 1er de la loi de 1955, dans deux situations : des « événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » (on suppose que le législateur avait en tête des phénomènes tels qu’une inondation, une tempête exceptionnelle, etc.), ou un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Comme on sait, il a été employé plusieurs fois : en Algérie dans les années 1950 et 1960, à Paris et en région parisienne en 1961, en Nouvelle-Calédonie en 1985, puis sur tout le territoire (hors Corse) en 2005, et enfin sur tout le territoire (Corse incluse) aujourd’hui, le Gouvernement envisageant apparemment de l’étendre Outre-Mer.
À la différence de l’état de siège, l’état d’urgence demeure un régime civil (mais la juridiction militaire peut, en vertu à l’article 12, se voir transférer la compétence pour certains crimes et délits relevant de la cour d’assises) ; simplement, l’autorité administrative voit ses compétences étendues, avec le pouvoir d’interdire la circulation et de réglementer le séjour des personnes dans certaines zones (article 5), d’assigner à résidence toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public » (article 6), de faire fermer les salles de spectacles, cafés, etc. (article 8), de contrôler la presse (article 11) et d’ordonner des perquisitions administratives hors de toute intervention judiciaire (article 11).
Pourquoi réécrire la Constitution en ce qui concerne ces régimes ?
En 2007, le Comité Balladur (Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, de son nom exact), dont les réflexions ont abouti à la révision du 23 juillet 2008, avait réfléchi à la question des états d’exception, en militant pour leur maintien – dans des termes malheureusement prémonitoires : « La diversité des menaces potentielles qui pèsent sur la sécurité nationale à l’ère du terrorisme mondialisé justifie le maintien de dispositions d’exception ». Simplement, il avait suggéré de mieux encadrer l’article 16, ce qu’a fait le pouvoir de révision en 2008, et d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution au même titre que l’état de siège, ce que le pouvoir de révision n’a pas fait.
L’intérêt de réviser la Constitution aujourd’hui est là : constitutionnaliser l’état d’urgence qui, actuellement, ne relève que du niveau législatif.
En soi, ce caractère simplement législatif n’est pas choquant : comme l’a relevé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 25 janvier 1985, la Constitution ne vise pas l’état d’urgence mais elle confie au législateur, à l’article 34, le soin de « fixer les règles concernant les garanties accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques », ce que fait, précisément, la loi de 1955. On sait aussi que d’après le Conseil constitutionnel (décision du 25 janvier 1985) et le Conseil d’Etat (ordonnance du 21 novembre 2005, Boisvert), la constitutionnalisation en 1958 de l’état de siège n’a pas eu pour effet d’abroger implicitement la loi de 1955 sur l’état d’urgence (le fait que le Constituant ait prévu un régime d’exception de nature militaire ne saurait être interprété comme signifiant qu’il a voulu exclure l’existence parallèle d’un autre régime d’exception, civil celui-là). Mais la non-abrogation implicite de la loi de 1955 par la Constitution de 1958 n’implique pas que cette loi y soit conforme, notamment du point de vue des droits et libertés ; en l’état actuel, on n’a en fait aucune idée de la constitutionnalité de ce régime sous lequel nous vivons depuis samedi.
Or, il se trouve qu’entre 2005, précédent emploi de la loi, et aujourd’hui, est intervenue la révision de 2008, qui a introduit à l’article 61-1 la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). L’état d’urgence en soi, ainsi que les mesures prises sur son fondement, se trouvent dès lors sous une menace juridique nouvelle : un administré pourrait attaquer pour excès de pouvoir le décret instaurant l’état d’urgence, ou telle décision de l’autorité administrative fondée sur lui, en excipant de l’inconstitutionnalité de la loi de 1955, possiblement contraire aux « droits et libertés fondamentaux » garantis par la Constitution. On imagine mal le juge administratif estimer qu’une telle question n’est pas « sérieuse », selon l’exigence de la loi organique relative à la QPC, et ne pas la transmettre au Conseil constitutionnel. Le risque est alors que tout l’édifice s’écroule à la suite de la décision de ce dernier : loi de 1955 abrogée, décrets annulés (sauf à imaginer un report dans le temps des effets de l’abrogation de la loi, ainsi que le permet l’article 62 de la Constitution), état d’urgence terminé.
Constitutionnaliser l’état d’urgence en le mentionnant dans la Constitution, par exemple à l’article 36, à côté de l’état de siège (ce qui donnerait, mettons : « L’état de siège ou l’état d’urgence sont décrétés en Conseil des ministres. Leur prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement »), permettrait d’éviter ce problème ; tel est le sens des propos de Jean-Jacques Urvoas, président de la Commission des lois à l’Assemblée Nationale : « La loi de 1955 qui date d’Edgar Faure n’a jamais été validée par le Conseil constitutionnel. On va injecter du béton du droit (sic) pour que la solidité de l’édifice nous permette d’être efficaces » – plus exactement, nous permette de respecter la Constitution.
Si tel est l’objectif du Président, on ne voit guère de raison de s’y opposer, sauf à juger que les régimes d’exception sont condamnables en soi et qu’ils devraient être supprimés, option soutenable, forte d’arguments qui méritent d’être examinés, mais qu’on peut ne pas trouver opportune au vu des circonstances.
On ajoutera aussi que constitutionnaliser l’état d’urgence permettrait du même coup de prévoir sa réglementation par une loi organique (ainsi que celle de l’état de siège, d’ailleurs), laquelle aurait, par rapport à la loi ordinaire, l’avantage d’être obligatoirement soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, conformément à l’article 61.
On sera plus réservé, en revanche, si le projet de révision devait aller plus loin que cette modification a minima, et s’il réécrivait en profondeur les articles 16 et/ou 36, voire d’autres dispositions. De telles modifications, portant sur des dispositions touchant aux libertés publiques, ne doivent pas être faites à la légère ou à chaud, dans l’émoi suivant les attentats. Le Président semble pourtant vouloir une révision d’ici la fin de l’état d’urgence, c’est-à-dire d’ici trois mois. S’il semble utile d’aller vite pour protéger la loi de 1955 contre le risque d’inconstitutionnalité, est-il nécessaire d’aller vite pour revoir de fond en comble le droit des situations d’exception ? On ferait peut-être bien, au contraire, de prendre le temps d’un débat sérieux, et de se contenter pour l’heure de « bétonner » l’état d’urgence, selon la formule de M. Urvoas, quitte à prévoir deux révisions successives. A titre de comparaison, quand l’article 16 est employé, aucune révision ne peut être engagée ni poursuivie (décision du Conseil constitutionnel du 2 septembre 1992) ; la même limite n’existe pas pour l’état d’urgence, mais la prudence et le souci de la réflexion la plus approfondie invitent à suivre la même règle.
Par ailleurs, on ne peut qu’être attentif à l’argument de ceux pour qui la révision n’est pas une réponse pertinente à la question actuelle : en soi, réviser la Constitution sur les états d’exception ne permettra pas d’empêcher des attentats, et on ne voit pas en quoi l’édifice juridique actuel, tel qu’il résulte notamment des lois sur le renseignement votées dernièrement, serait insuffisant pour atteindre au mieux cet objectif. Sans préjuger du contenu de la révision à venir, ni douter des excellentes intentions de l’exécutif, on peut se demander si la proposition d’une révision n’est pas, au fond, une façon politique d’afficher le volontarisme du pouvoir par une mesure visible, spectaculaire, qui donne à l’opinion le sentiment que l’Etat réagit. Si la révision était entreprise, l’Etat réagirait, en effet ; mais sans répondre à la question de l’heure, tout comme, en 2013, on a réagi au scandale Cahuzac par une mesure spectaculaire (la déclaration de patrimoine des élus) dont on ne comprend toujours pas en quoi elle répondait à la question (comment empêcher élus et Ministres de frauder le fisc). L’opposition, elle, se trouverait en porte-à-faux : rejetant la révision, elle s’exposerait au reproche de refuser d’agir, au risque d’être mal comprise par l’opinion. (Déjà, à l’Assemblée, le Premier Ministre a laissé entrevoir ce piège en invitant l’opposition à la « cohérence », c’est-à-dire à voter la révision future). De là à imaginer que la révision recueille la majorité des 3/5e des membres du Congrès requise par l’article 89, il y a cependant un pas, qui fait douter des chances du projet. A moins que le Président choisisse, ce qui est peu vraisemblable, de soumettre la proposition au peuple, par la voie ordinaire de l’article 89 ou par celle de l’article 11 qu’avait employée le Général de Gaulle en 1962 et 1969.
Reste à suivre avec la plus grande attention le fil des événements, et à souhaiter que, si révision il y a, elle soit entourée du maximum de précautions, et de la plus sage réflexion. « Tout Etat libre où les grandes crises n’ont pas été prévues est à chaque orage en danger de péril », écrivait Rousseau dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne. Ce n’est pas quand l’orage éclate qu’il faut s’y mettre.
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