Helmut Schmidt: l’art allemand de durer en politique


Helmut Schmidt: l’art allemand de durer en politique

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Le grand âge et l’évolution des mœurs avaient fait de lui un rebelle. Un résistant sans concession à l’exclusion du tabac des lieux publics, un zadiste de la clope : les nombreux entretiens télévisés qu’il accorda jusqu’à la veille de sa mort s’achevaient dans un nuage de fumée, avec un intervieweur au bord de l’asphyxie. Lorsque la Commission européenne menaça, en 2014, d’interdire la vente des cigarettes mentholées, supposées attirer à la dépendance nicotinique les femmes et les jeunes, il fit illico l’acquisition de deux cents cartouches de sa marque préférée, estimant que cette quantité devrait suffire à nourrir son vice jusqu’à sa mort. Il a eu, comme souvent, raison.

En France, la figure d’Helmut Schmidt est toujours couplée avec celle de Valéry Giscard d’Estaing, le partenaire français que les aléas de la démocratie lui avaient malicieusement octroyé lors de son accession à la chancellerie de la RFA en 1974. Un bonheur pour les journalistes et commentateurs sur les deux rives du Rhin : quelle meilleure illustration de la solidité de l’amitié franco-allemande que la cohabitation harmonieuse de ces deux hommes politiques que tout aurait du séparer ?  On ne cessait de s’émerveiller de voir l’austère et ascétique petit-bourgeois social-démocrate de Hambourg copiner comme cochon avec un conservateur français caricatural dans ses postures aristocratiques. La mise en scène de leur complicité, alliant la convergence politique et l’amitié personnelle, était un spectacle toujours étonnant, émaillé de répliques cultes, comme celle attribuée à Anne-Aymone Giscard d’Estaing, accueillie dans le modeste pavillon d’une banlieue populaire de Hambourg par la maitresse de maison Loki Schmidt, qui s’étonne de la simplicité des lieux : «  Vous vivez vraiment ici ? » s’enquiert la première dame de France…

Helmut Schmidt n’était pas programmé pour devenir chancelier, dans une démocratie ouest-allemande peu coutumière des coups de théâtre politiques : il appartenait à la même génération que Willy Brandt  leader charismatique de son parti, le SPD, le premier social-démocrate ayant mis fin, en 1972, à l’hégémonie des chrétiens démocrates.

Un accident de l’histoire, la découverte de l’infiltration d’un agent communiste de la RDA dans le proche entourage de Willy Brandt, propulsa le brillant second au premier rang.

Dans ce contexte postsoixante-huitard, cette promotion de la figure de proue de la « droite » du SPD, suivant avec réticences les audaces de son patron – l’ouverture à l’Est (Ostpolitik), libéralisme sur les questions de société – mit en rage les gauchistes ouest-allemands dont Willy Brandt était la figure tutélaire. Schmidt n’était pas un idéologue : on l’appelait « der Macher », celui qui fait par opposition aux discoureurs. Il était la parfaite incarnation du pilier social-démocrate du «  capitalisme rhénan », d’autant plus qu’il ne fut jamais sensible aux sirènes marxistes, à la différence de ses aînés au sein du parti, nés en politique sous la République de Weimar. «  Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain, et les emplois d’après demain », cet adage lui tenait lieu de boussole lorsque Willy Brandt lui confia le ministère de l’Economie et des finances en 1973, en pleine tourmente de la crise pétrolière mondiale, annonciatrice de la fin des Trente glorieuses. Son combat sans merci contre le terrorisme de la Fraction armée rouge (RAF), notamment l’assaut contre les ravisseurs de l’avion de la Lufthansa à Mogadiscio, provoquant le suicide en prison des chefs de la « bande à Baader », lui valut l’opprobre des gauchistes français, Sartre et «  Libération » en tête, qui osa titrer « RAF-RFA : la guerre des monstres » pour relater ces événements dramatiques. Le pragmatisme et les leçons de l’Histoire l’incitèrent aussi à faire un usage modéré de la puissance économique allemande retrouvée, et à miser sur la construction européenne pour défendre les intérêts de son pays. Il préférait que les idées allemandes soient présentées à Bruxelles par «  son ami Valéry » plutôt que de tenter de les imposer lui-même. La vanité n’est jamais de bon conseil politique ! Schmidt était un Allemand du nord, et il cultivait cette image en portant fréquemment la « casquette Prince Eugène » couvre-chef emblématique des marins de Hambourg. Il ferraillait avec  ardeur et éloquence contre son principal adversaire, le « taureau bavarois Franz Josef Strauss », un remake politique et moderne du grand roman de  Thomas Mann Les Buddenbrooks. Il s’éclipsait régulièrement de la chancellerie de Bonn au temps du carnaval de la cité rhénane, car ces saturnales débridées et catholiques heurtaient ses principes nordiques et luthériens…

Sa chute, en 1982, est plus la conséquence de la prise de distance de son parti avec son action politique, notamment sa prise de position en faveur de l’installation des missiles de l’OTAN en RFA, que due à la désaffection populaire. C’est peut-être là le secret de l’immense popularité qui l’accompagna jusqu’à sa mort, bien qu’il n’eût pas été l’acteur de la grande affaire allemande, la chute du mur de Berlin et la réunification qui fut l’œuvre de son successeur Helmut Kohl, qu’il méprisait ouvertement, une de ses rares erreur de jugement. Valéry Giscard d’Estaing a salué la mémoire de son ami en le qualifiant de « meilleur chancelier de la RFA depuis Adenauer », en espérant, pour lui, une place symétrique dans l’histoire de France. Ce n’est pas gagné…

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21820139_000019.



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